TURRIS EBURNEA
Moreno, de l’écrivain slovène Brina Svit, aurait pu s’intituler Mohammed. Mohammed, le « casiero » marocain à qui l’auteur dédie ce livre, juste avant le Sarde Walter et l’Albanaise Milika. Eh bien non ! Il s’appelle bien Moreno. Brina Svit en a décidé ainsi ! Ce texte porte le nom d’un homme fugacement rencontré à la terrasse du Rivoire de la Piazza della Signoria à Florence. Un homme passe-murailles qui n’apparaît que pour mieux disparaître. Ne laissant dans son sillage qu’une plume d’ange sur les lambris de la Galerie des Offices.
Brina n’est pas particulièrement à la fête. Pourtant, la gâtée, c’est en Toscane qu’elle séjourne. Dans la luxueuse propriété que la « Baronessa » Beatrice Monti della Corte Rezzori met pendant deux mois à la disposition de ses hôtes écrivains et botanistes. Le temps pour chacun de « pondre » son ouvrage. Tous sont là, dûment sélectionnés par un comité d’auteurs avec grande et perspicace dilection. Convoqués pour écrire. Cinq cent mots par jour. C’est dans le contrat. Une astreinte que Brina a bien du mal à endurer. La « turris eburnea, slonokoščeni stolp, la tour d’ivoire, la Torre en un mot », loin de lui insuffler l’inspiration indispensable, la décourage avant même que d’y être installée ! Pourtant, in fine, malgré les crises de doute et de découragement, le texte est là, avec son titre trisyllabique, qui happe le lecteur vers un personnage masculin. Peut-être une histoire d’amour ! Un roman d’amour, alors ? Eh bien non, ce n’est pas tout à fait un roman. Ou si ce texte est un roman, son héros n’est pas celui que l’on croit. Du reste, le texte est écrit à la première personne. Il tient donc davantage de l’autofiction. Quoique, là aussi, une nuance s’impose ! D’autant plus que Brina Svit dénonce avec un brin d'humour ce « pli des écrivains français qui tournent si volontiers autour de leur personne en autofictionnant ». Le soupçon est grand de croire Brina à son tour prise au piège. Aux prises avec son propre « je ». La voilà qui s’interroge : « Alors que se passe-t-il ? Que m’arrive-t-il ? » Questions qui reprennent en leitmotiv la première interrogation d’Enfance de Nathalie Sarraute : « Alors, tu vas vraiment faire ça ? ». Non, Brina la Slovène ne va pas se lancer elle aussi dans le récit pathétique de ses souvenirs d’enfance. Son projet est bien autre. Mais de quoi s’agit-il au juste ? Rien moins que d’une écriture en train de naître à une langue qui n’est pas sa langue d’enfance. Une écriture qui cherche ses mots par tâtonnements, une voix qui module ses arpèges en se rebellant. Une écriture qui émerge dans la souffrance et l’incompréhension. L’écriture d’une « extracomunitaria » que seule la tendre présence de déclassés, de « métèques » comme elle, sauve de la désintégration identitaire et de l’échec. Mais Mohammed est là. Qui veille sur elle, attentionné et attentif. La protège malgré le désespoir profond qui est le sien. Il est sa Sainte-Victoire à elle. Celui dont elle n’écrira pas le roman.
Contre l’étiquette et l’autorité tranchante de la « Baronessa », qui clôt son au-revoir par ces mots : « Ne manquez surtout pas de m’envoyer votre rapport », Brina Svit répond par un cadeau tout droit sorti de ses nuits tourmentées à la Torre - nuits d’orage, nuits de « grappa »,… -, un cadeau intitulé Moreno.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
BIO-BIBLIOGRAPHIE
Brina Svigelj Mérat, dite Brina Svit, est née à Ljubljana le 31 mai 1954. Brina Svit a fait des études supérieures à l'université de Ljubljana (littérature comparée et français) et s'est installée à Paris en 1980 où elle a poursuivi des études d'audiovisuel au Centre national pour l’action artistique et culturelle (CENAC, Paris, 1985-1987). April, son premier roman, a été publié en 1984, son deuxième roman (un roman épistolaire dans la tradition de Laclos, cosigné par son ami Peter Kolšek), Navadna razmerja (Liaisons ordinaires), étant paru en 1998. Romans encore inédits en français.
Le premier roman publié en France est Con brio (Gallimard, 1998) et le second Mort d'une prima donna slovène (Gallimard, 2001) [Smrt slovenske primadone, 2000]. Le premier essai d’écriture en langue française de Brina Svit remonte à 2001, date à laquelle elle a publié dans le supplément spécial du Monde (juillet 2001) un court récit de 25 pages intitulé « L'été où Marine avait un corps ». En 2003, elle publie chez Gallimard Moreno, écrit en avril-mai 2002 dans la résidence d'écrivains de la « Baronessa » Beatrice Monti della Corte Rezzori, veuve de l’écrivain Gregor von Rezzori. Son deuxième roman écrit en français, Un cœur de trop, est paru (toujours chez Gallimard) en janvier 2006 (Prix Maurice Genevoix [Académie Française] 2006). Son cinquième ouvrage écrit en français (le roman Une nuit à Reykjavík) a paru fin août 2011, et le sixième (Visage slovène) en septembre 2013. Parallèlement à son activité d'écrivain, Brina Svit a été jusqu'en 2005 la correspondante régulière du quotidien slovène Delo.
Si Brina en italien (et en corse) veut dire « givre », Svit désigne en slovène « cet instant d'avant l'aube où les oiseaux s'arrêtent de chanter », pseudonyme qui est apparu pour la première fois dans le générique du premier court métrage de Brina Svit, Nikola (1989, avec Brigitte Fontaine. Prix du public au Festival de Dunkerque), film qui a été suivi d’un autre court métrage, Le Balcon (1990, avec Anémone. Prix du jury au Festival de Grenoble), et De Jeanne à Zerline (documentaire sur Jeanne Moreau). Brina Svit a aussi écrit deux pièces radiophoniques (en français) : Entré dans ma vie par la fenêtre et L’institutrice au fond d’un puits.
Le deuxième roman écrit directement en français par Brina, Un coeur de trop (Gallimard, Collection blanche), sera à l'office du 26 janvier. J'en parlerai tout prochainement.
Rédigé par : Angèle Paoli | 17 janvier 2006 à 17:21
Un nouveau roman en français de Brina Svit? Voilà une bonne nouvelle!
Rédigé par : Marielle | 17 janvier 2006 à 19:10
"Ce que j'apprécie le plus dans Moreno de Brina Svit est que l'on ne peut pas lui mettre d'étiquette. C'est à la fois un récit, une autofiction qui reste discrète et une mise en abyme : le travail de l'écriture étant dans le même temps relaté dans le récit. Mais c'est également une critique sur les résidences d'écrivains (doit-on rester coupé du reste du monde pour pouvoir écrire ?). Tout cela dans un livre de seulement 118 p. !!
J'aime aussi cette idée de se sentir extracommunautaire, c'est-à-dire en dehors des communautés, en lisière. L'écriture suit du coup le même mouvement (le projet de départ change).
Page 56, tout est dit sur sa manière d'écrire : ne pas faire de fioritures, aller à l'essentiel. Cette manière d'écrire me plaît beaucoup. Paragraphe 4 par exemple, où elle commence par un "il" pour arriver à la fin du paragraphe par le prénom de la personne sur laquelle elle écrit (là au demeurant, c'est Abdoul); même procédé, au paragraphe 8, pour Mohammed. Je trouve cela plein de délicatesse, la personne passe avant son nom. Car Moreno, c'est aussi un livre plein de pudeur. Brina Svit ne dit que ce qu'elle veut dire ("et je m'arrête là, je ne vais pas raconter tous les détails non plus").
Dans mon carnet de citations, j'ai recopié cette phrase : "Une langue, ça s'arrose régulièrement comme une plante, sinon elle s'assèche et elle meurt" (p. 29).
Rédigé par : myriade | 29 janvier 2006 à 22:48
Après « l’écran noir des nuits blanches » de la narratrice, le final de Moreno m’évoque une traversée en accéléré de la toile (« tout se passe tellement vite »). Comme la traversée du miroir du Sang d’un poète ou Al di là delle nuvole d’Antonioni. « Traverser les villes comme Alice chez Wenders, quelle folie, quelle aventure » (p. 73). Pour atteindre une tout autre lumière. « Nous nous frayons un chemin à travers-, il y a toujours ce soleil éclatant ». Sous le feu des projecteurs. C’est proprement le bouclage, illuminé et rayonnant, entraîné par une écriture qui se sait approcher du générique de fin. Voici venu le terme provisoire de cette quête désespérée qu’est ce récit de doutes.
« Faire apparaître son vrai visage auprès de l’autre ». C’est bien autour de cette volonté (« y voir clair, aller au coeur ») que tourne le film de la narratrice, née sous le signe des Gémeaux (comme Mohammed). Autour de deux visages en regard. Le visage d’avant en regard du visage d’après. Deux visages jumeaux et pourtant dissemblables. Et, réverbérant ce double visage, les visages des Dioscures Mohammed/Moreno. L’un chtonien, l’autre solaire. « J’ai toujours cherché la compagnie des gens qui ne sont pas mes semblables et par cette dissemblance radicale me ressemblent ». Jeux de miroirs kaléidoscopiques. J’ai en tête Persona de Bergman ou le final de La Dame de Shangaï d’Orson Welles. Mais un vrai visage, « ça ne se voit pas DANS un miroir. Ca se dépose dans l’écriture ». Par-delà le miroir.
L’ange boutonneux Moreno n’est au final qu’un sésame, un ange passe-muraille pour un lendemain depuis longtemps annoncé en tant que banc-titre (dès la page 81)… et venu à terme (Ciao, bello). Moreno, « mot magique » qui enclôt le récit et lui donne son sens plein, le transforme en destin. Rien d’autre pourtant, à dire vrai, dans cette coda, que le truchement d’une porte dérobée (« l’ascenseur ») inventée par un metteur en scène qui tire les ficelles comme un malin génie. Deus ex machina. On pense évidemment à l’ange de Théorème de Pasolini. Ou à celui des Ailes du désir de Wim Wenders. « Sans Mohammed et sans Moreno, ce texte aurait pris des allures de Crack up » (p. 82). De « bide » ou de crash littéraire. Grâce à Mohammed/Moreno, « the terrible beauty is born ». « All changed, changed utterly ». Ce vers de Yeats (Easter, 1916) que, dans la cuisine de la baronne, le poète irlandais (Paul Durcan ?) avait lu à Brina. Poète qu’elle aperçoit à nouveau, au loin, dans la grande galerie des Offices. Dans une lumière d’une tout autre couleur. Non, la narratrice n’a pas la berlue. Le doute n’a plus lieu d’être. Elle est exactement à l’endroit où l’a menée son désir. Plus de retour possible sur l’écriture. Le récit est maintenant en boucle. Comme dans Macbeth, “what is done is done and can’t be undone” (page 48 et page 74), dites-vous. Pas si sûr, Brina. Et si tout finalement n’était qu’une question de regard ou de focale (page 54) ? Pour la Parisienne que vous êtes redevenue, la Torre a-t-elle d’ailleurs vraiment existé ? Je vous entends presque chuchoter : « Ne vem » (« Je ne sais pas » en slovène).
Rédigé par : Yves | 12 février 2006 à 00:02