« J’ai vu pour la première fois Bagheria en 1947. »
Dacia Maraini, Incipit du récit Retour à Bagheria [1993], Éditions du Seuil, 2004 pour la traduction française.
Retour à Bagheria
Image, G.AdC
Je me souviens du 8 mars 2002.
Je viens d’arriver à Bagheria (Sicile) où je vais séjourner. Pendant dix jours. Je me souviens de ce bonheur-là. J'ai mis pied sur l’île le matin même, escortée de vingt-cinq élèves. Et de mon amie.
Nous nous sommes installées dans le seul hôtel – modeste - de la bourgade. Modeste mais correct. De bon renom pour sa cuisine. Le Da Franco Il Conte. Un nom qui me fait rêver. Chacune a sa chambre. Les élèves, garçons et filles, ont été disséminés dans les familles siciliennes. Nous nous préparons à goûter la légèreté nouvelle de cette première soirée dans la province palermitaine.
L’hôtel, nous le connaissons déjà pour y être venues faire nos repérages et préparer le séjour scolaire. Nous connaissons aussi le patron, un séducteur et un beau parleur. Dont je perçois aussitôt les multiples ambiguïtés. Lorsque nous arrivons dans la salle du restaurant pour prendre le repas du soir, quelle n’est pas notre surprise de constater que toutes les tables sont occupées. La salle a été décorée pour les circonstances. Mais de quelles circonstances au juste peut-il bien s’agir ? Nous n'en avons pas la moindre idée, ni l’une ni l’autre. Nous nous enquérons auprès de maître Franco, « il padrone », de ce qui est en train de se mijoter. Mais voyons, où ont-elles donc la tête, ces « professoresse » françaises ? C’est la « festa della donna, no ? » Nous sommes le 8 mars. Nous devrions le savoir ! Mais bien sûr, vous êtes les bienvenues et une table vous est réservée, à vous aussi ! Cela promet d’être « croquignol ».
Nous nous installons donc, tandis que la salle se remplit peu à peu. De femmes évidemment. Des femmes de tous âges, toutes grimées et fardées de manière provocante, comme pour le carnaval. Les fillettes aussi sont déguisées en femmes adultes, bouches peintes, regards soulignés par des traits de couleur appuyés. À côté de nous, une femme très âgée a pris place. Les momies de la crypte des Capucins, à Palerme, n’ont rien à lui envier. Elle exhibe sous sa mantille de dentelle noire des seins flétris. Elle semble sortir tout droit du Bal des vampires, le film de Polanski. Mais là, le vampire est bel et bien vivant, monté sur des talons aiguilles qui accentuent encore la maigreur de ses cuisses décharnées. D’autres femmes, très enrobées au contraire, font tressauter leurs bourrelets sur leur ventre, chaque fois qu’un rire de gorge secoue leur poitrine féconde. C’est un spectacle inédit que de voir se trémousser toutes ces dames au verbe haut. Les éclats de voix et les rires fusent, montent vers les plafonds qui répercutent en échos le brouhaha grandissant. Toutes deux, nous en sommes abasourdies ! Nous avons l’air de collégiennes sages, perdues dans l’immensité océane de la gent fellinienne. Tout ce monde-là prend place bruyamment autour de nous. Nous sommes encerclées. Il ne nous reste plus qu’à attendre et à regarder. Ni l’une ni l’autre n’envisageons un instant de perdre une miette du spectacle.
Soudain la musique se met à grésiller. Sur un podium est installée la « sono ». Et un disc jockey. Le seul homme de l’assemblée. Portant perruque rose violine à reflets d’argent, faux seins en caoutchouc, et bas résille. Le spectacle promet d’être haut en couleur ! Le disc jockey se met en condition et chauffe la salle. Qui n’en peut mais. Il pousse la musique à fond et il n’est plus possible de placer un mot. Le dialogue n’est d’ailleurs pas à l’ordre du jour. On est là pour se divertir entre femmes et non pour se payer de discours. La festa della donna, cela n’arrive qu’une fois par an et il faut savoir en profiter. Tout le monde en profite en effet. Toutes les femmes chantent, applaudissent, se congratulent, s’encouragent. Chacune tour à tour est conviée à monter sur le podium. Le disc jockey mène la sarabande avec brio. Recevant chacune sur ses genoux. Distribuant caresses et compliments. Baisers fougueux et gestes licencieux. Le spectacle bat son plein. Un bien étrange spectacle, pour qui n’a pas été prévenu ! Deux femmes se mettent en devoir d’imiter, avec force mimiques, des copulations forcenées. Puis c’est au travesti d’entrer en scène. Il se jette goulûment sur les formes rebondies de l’une de ces dames, se met à mimer le nourrisson affamé. Suspendu alternativement aux mamelles de sa mère et de sa nourrice. Tétant avec force succion les seins débordants. La nourrice dorlote son gros bébé dans ses bras chaleureux, le berce, le cajole, le caresse. Et faufile une main habile sous ses couches. Dans la salle, les spectatrices hululent des ninna nanne,des berceuses connues de toutes.
« Fa' la ninna, fa' la nanna,
piccinino della mamma;
fa' la nanna […] »
Le spectacle s’est poursuivi tard dans la nuit. Nous l’avons abandonné en chemin. Tant ces facéties ont fini par nous déprimer d’un seul coup ! Etait-ce cela l’aboutissement de la « lotta feminista » des années 1960/1970 ? Je me souvins alors que nous nous trouvions en terre hellénique. Que les cérémonies dionysiaques du passé avaient durablement marquée.
Le lendemain, je m’enquis auprès de mes collègues siciliennes sur le sens à donner à cette étrange cérémonie. Elles me répondirent sans hésiter que les femmes que j’avais vues la veille appartenaient toutes au « petit peuple ». Et qu’elles n’avaient pas le choix ! C’était là l’unique soirée entre femmes qui leur était concédée. Il leur faudrait attendre une année entière avant de pouvoir à nouveau s’octroyer une soirée de plaisirs. Une soirée de vraie liberté ?
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Angèle, je viens de lire l'article consacré à Carlo Levi, j'ai relu récemment le roman et quelle justesse dans vos propos ! Et le récit de votre voyage là-bas a la même force que ce Retour à Bagheria... Je me promène sur le site et j'ai l'impression de découvrir l'Italie autrement... Merci Sylvie
Rédigé par : sylvie fabre g | 23 avril 2006 à 21:32
Merci, Sylvie, je suis très émue de vous retrouver sur mes terres; elles sont aussi les vôtres et je suis heureuse de les réhabiliter pour vous. Du coup, je relis l'ensemble de ces textes et des commentaires qui les accompagnent, ceux aussi (pour l'article Carlo Levi) de Rachel et de Pascale, que je salue au passage et que je remercie à nouveau.
Bonne journée à toutes trois.
Rédigé par : Angèle | 24 avril 2006 à 10:23