Editions Allia, 2000.
TROIS GRAINS D’ELLÉBORE, MA COMMÈRE !
Constipés chroniques, s’abstenir ! On pourrait croire que cet ouvrage est une invite à s’adonner continûment à la lecture dans les lieux d’aisance, les « waterres » comme le dit Miller à la française. Une presque injonction. Ou au contraire une considération drapée, toute de mépris elliptique, qui pourrait détourner de cet opuscule certaines âmes trop prudes. Il n’en est pas tout à fait ainsi. Lire aux cabinets est d’abord une démarche introspective. Une interrogation de l’auteur sur l’incapacité où il est de mener, de front et de concert, deux fonctions contraires, exigeant toutes deux et concomitamment une concentration active. Ingestion et évacuation.
À partir de considérations personnelles, l’auteur élargit son champ d’investigation, s’interrogeant sur les mœurs des mères de famille en la matière. Mieux encore, sur les mères des grands hommes : « Les mères de nos grands hommes pratiquaient-elles la lecture au cabinet ? » Il est vrai qu’on nous tient, sur cette question plus que fondamentale, dans la plus grande et totale ignorance. Le ton devient plus impatient et plus cruel lorsque l’auteur s’adresse à son épouse dont les stations prolongées aux cabinets l’intriguent. « Peut-être est-elle en train de lire la Bible ! Elle y est depuis assez longtemps pour avoir lu tout le Deutéronome. » Peu importe d’ailleurs ce qu’elle lit, même s’il s’avère que ce qui l’absorbe à ce point, ce sont Les Mémoires du maréchal Joffre ! Ce qui importe, ce sont les envies de meurtre qui s’emparent de l’époux indisposé par ce qu’il imagine être des alibis pour échapper aux tâches domestiques ! Et l’auteur de faire la plonge en concoctant quelques stratégies, d’ailleurs paradoxales. Et de proposer à son épouse la lecture de livres particulièrement « absorbants », dont l’on peut se demander s’ils sont constrictifs, émollients ou purgatifs : La Phénoménologie de l’esprit de Hegel, par exemple.
L’auteur s’insurge contre toutes les formes modernes de boulimie qui impliquent le remplissage excessif, la rentabilisation forcenée, la rétention obligatoire. Et invite plutôt à « se laisser aller » ! Et à garder esprit et intestins aussi ouverts que possible ! Et s’il faut à tout prix faire quelque chose au cabinet, en dehors de ce qui est incontournable pour tout un chacun, mieux vaut adresser une prière de remerciements au Créateur, inventeur de ce système d’évacuation, plutôt que de s’adonner, en ce lieu-là, à la lecture des grands classiques ! Dont il n’est pas sûr que les auteurs seraient ravis de se voir ainsi associés aux fonctions de défécation, aussi parfaites soit-elles !
Une réflexion nourrie et drôle que celle d’Henry Miller ! Sans cesse prise dans une vrille ascendante. Qui associe avec bonheur sérieux et humour. Un vrai régal philosophique ! Je le redis encore : constipés chroniques, s’abstenir absolument !
Henry Miller, Lire aux cabinets, Editions Allia, 2000.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
HENRY MILLER Voir aussi : - (sur Terres de femmes) Henry Miller/O Lake of Light ; - (sur Terres de femmes) 26 décembre 1891/Naissance de Henry Miller ; - (sur Terres de femmes) 27 novembre 1932/Journal d’Anaïs Nin ; - (sur Terres de femmes) 19 juillet 1957/Henry Miller écrit la préface de Justine de Lawrence Durrell. |
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J'ai lu aussi ce petit opuscule avec amusement. J'ai toujours apprécié Miller même si cela fait un moment que je ne l'ai plus lu ou relu. Je ne suis cette fois pourtant pas du tout d'accord avec lui et je défends au contraire l'idée que c'est un merveilleux endroit pour lire. Parce qu'on y est tranquille d'abord ! Et j'ai inauguré récemment le fait de lire là des choses très difficiles, à doses... homéopathiques, puisque par définition on n'y reste pas des temps infinis. Et bien, je tire infiniment mieux parti de ces lectures même si cela impose toute une organisation et notamment de disposer sur place d'un crayon et d'un bout de papier pour noter des numéros de page. Ma lecture en (long) cours ? Le tome VIII des Cahiers de Paul Valéry....
Rédigé par : Florence Trocmé | 10 février 2005 à 15:34
Merci pour cette petite critique qui donne vraiment envie de le lire : j'aime beaucoup le style avec lequel vous nous décrivez cet ouvrage, et je pense que je ne vais pas tarder à l'acheter.
Merci encore :-)
Rédigé par : tom_gab | 11 février 2005 à 17:21