Gallimard, Collection blanche, 2002.
Lecture d’Angèle Paoli
RAPPELLE-TOI BARBARA Ce récit de Marie Ferranti s’ouvre sur un portrait. Le portrait de Barbara de Brandebourg, princesse de Mantoue. Un portrait réalisé en 1470 par le peintre Mantegna pour la « Camera depicta » (Chambre des époux), et qui n’est pas vraiment du goût de la princesse, alors âgée de cinquante ans. Un portrait sans concession qui révèle à Barbara tout ce que le peintre a saisi d’elle. Toutes les facettes d’un visage « aux yeux las et jaunes, étirés vers les tempes comme ceux des chats », et d’une âme dure. Implacable parfois.
Il faut dire, pour sa défense, que la princesse mantouane n’a pas été épargnée. Elle est à peine âgée de dix ans qu’elle doit quitter son Allemagne natale pour rejoindre l’époux qui lui a été destiné. L’aîné des Gonzague, Louis. Fils de François et de Paola Malatesta, la bossue. À peine marié, le jeune garçon, malingre, chétif, pas davantage taillé pour la castagne que pour la noce (sa jeune épouse est encore impubère et le mariage n’est pas consommé), s’enfuit de Lombardie. Il rejoint en secret le duc de Milan auquel il fait allégeance, et fait à ses côtés ses armes. Pendant cette absence de sept ans, qui ne la taraude pas trop, Barbara grandit et reçoit l’éducation due à son rang. Une éducation soignée. Celle des lettrés de son temps, du temps du Rinascimento. Parallèlement, la jeune demoiselle entretient avec sa chère cousine, Maria de Hohenzollern, qui lui manque cruellement, une correspondance fiévreuse. Dans laquelle Barbara confie ses chagrins, ses déceptions, ses attentes. Et aussi ses joies. Correspondance à travers laquelle nous découvrons peu à peu la vie de Barbara. Le temps passe… et la vie. Ludovic revient à Mantoue en vainqueur, rude gaillard, aguerri, sûr de lui. Méconnaissable. Avec son retour prend fin le temps de l’insouciance. Dans la nuit même, la jeune fille est prise par son époux. Bestialement. Il faudra bien qu’elle s’y fasse. La poésie courtoise dont elle est friande n’a rien de commun avec les mœurs maritales. Elle s’y fera. Elle est de bonne composition, la petite princesse. Une composition teutonne, malgré tout, qui lui est probablement d’un sérieux secours. Le « roman de formation » de la jeune femme, car c’est bien de cela qu’il s’agit, ne s’arrête pas là. Les naissances se succèdent. Qui demandent à Barbara de s’initier à d’autres devoirs. Et puis, il y a la vie de cour, qui occupe espace et temps. Mantegna, désormais parfaitement intégré à la famille mantouane, est chargé par la princesse Barbara de réaliser les fresques de la future chambre dite « des époux » : la « Camera depicta ». Barbara continue de se livrer à son époux, à qui elle ne refuse rien … tout en lui prodiguant d’habiles conseils. Et de livrer ses confidences à sa cousine à qui elle écrit continûment. Elle ne se plaint pas de sa vie, riche en événements épicés qu’elle apprécie. Elle aime les siens, Ludovic compris. Mais elle déteste Paola, sa fille cadette, contrefaite et bossue, comme bon nombre de Malatesta. Un désamour dont la princesse affirme ne pas parvenir à s’expliquer les causes. L’enfant souffre du mépris cruel dans lequel la tient sa mère. Barbara reste sourde aux appels de sa fille et, pour s’en débarrasser, la marie au plus vite, peu après le décès de Louis, son époux. Sans festivité aucune dans Mantoue en deuil, Paola épouse le comte de Gorizia, de vingt ans son aîné. Une brute illettrée. Auquel Paola, férue de musique et tout imprégnée de la poésie de son cher Pétrarque, ne se résigne pas. Paola se meurt. Paola meurt. Du chagrin d’avoir perdu sa chère Mantoue. Et de n’avoir pas revu sa mère. Ni la fratrie à laquelle elle est restée très attachée. Après la mort de Louis, Barbara devient aigrie, mauvaise, inflexible. Sa méchanceté la tue. Elle décline. Et s’enferme de longues heures durant dans la fameuse « camera depicta », achevée selon ses vœux. Sentant la mort la gagner, Barbara s’y fait transporter sur son lit d’apparat. La dernière vision qu’elle emporte avec elle est celle des angelots rieurs dont Mantegna a ceint l’oculus de la pièce. Une vision aérienne, céleste. Mâtinée de malice. Toute en trompe l’œil. Ainsi prend fin – du moins, presque fin – ce récit de vie. La vie bien remplie d’une femme tout en contrastes. Comme l’époque à laquelle elle appartient. Partagée entre résurgences de dureté médiévale et raffinements de cour. Une vie rude, dans laquelle pourtant les arts jouent un rôle majeur et contribuent à peaufiner et adoucir les rudesses masculines. Il resterait sans doute beaucoup à dire sur ce récit bien mené. Précis en dates et riche en détails historiques. Écrit dans un style sobre et efficace. Celui d’une historienne qui veille à ne pas trahir la lettre et l’esprit des documents et des diverses correspondances sur lesquels elle s’appuie pour reconstituer la biographie de la princesse mantouane. Si j’osais, je dirais que le personnage de Barbara est attachant. Dans sa prime jeunesse surtout. Émouvante et tendre également, la relation épistolaire que Barbara entretient fidèlement avec sa cousine Maria de Hohenzollern. Qui mourra avant elle, sans qu’elles aient eu le loisir de se revoir. On pourrait reprocher à la princesse d’avoir fait endurer à sa fille Paola les insoutenables sévices qu’elle aurait pu elle-même subir si elle n’avait eu un caractère aussi trempé. Mais le plus surprenant, le plus inattendu ne réside pas là. Et ne peut se dire sans déflorer l’intrigue. Une intrigue qu’il faut se laisser à lire d’une traite. Du début jusqu’à la fin. D’une peinture à l’autre. Du portrait initial sur lequel s’ouvre le récit (portrait dans lequel Barbara se découvre avec lucidité, telle que l’a perçue et percée Mantegna) jusqu’à la fresque finale de la voûte. Dans laquelle Barbara, allongée sur son lit de mort, aspire à se fondre. Derniers échanges de regards. Avec les angelots rieurs et narquois qui bravent la mourante, puis chuchotent au-dessus du cadavre encore tiède. Du haut de l’oculus en trompe l’œil de la « Chambre des époux » décorée a fresca par Mantegna. Sans aucun doute le personnage-clé du récit de Marie Ferranti. Celui qui détient le maître-mot ! Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli |
MARIE FERRANTI Ph. Gérard Baldocchi Source Née à Lentu, un village au sud-ouest de Bastia, le 20 décembre 1959, Marie Ferranti vit actuellement à Saint-Florent (Haute-Corse). Avant de se consacrer à la littérature, elle a enseigné comme professeur de lettres. Son premier roman, Les Femmes de San Stefano (1995), a été couronné par l'Académie Française (prix François-Mauriac). Elle est également l'auteur de La Chambre des défunts (1996), La Fuite aux Agriates (2000), La Chasse de nuit (2004), Lucie de Syracuse (2006), La Cadillac des Montadori (2008), Une haine de Corse. Histoire véridique de Napoléon Bonaparte et de Charles-André Pozzo di Borgo (2012), Marguerite et les grenouilles. Saint Florent (2013), Les Maîtres de chant (2014) et d’un essai sur l'œuvre romanesque de Michel Mohrt : Le Paradoxe de l'ordre (2002). La Princesse de Mantoue (2002) a été couronné par le Grand Prix du Roman de l'Académie française. ■ Marie Ferranti sur Terres de femmes ▼ → Mort et résurrection d’une île ? (note de lecture d'AP sur La Chasse de nuit) → Postures et impostures de l'écrivain (billet d'AP autour de Lucie de Syracuse) → Marie Ferranti, Une haine de Corse (note de lecture d'AP) → Bastia (extrait de La Fuite aux Agriates) → 7 juillet 1807 | Signature du traité de Tilsit (extrait d’Une haine de Corse de Marie Ferranti) ■ Voir | écouter aussi ▼ → (sur ina.fr) Olivier Barrot lit le début de La Princesse de Mantoue, et en fait un résumé (Un livre, un jour, France 3, 1er octobre 2002) → les Portraits photographiques de Marie Ferranti sur le site d'Olivier Roller → un article de Paul-François Paoli : Tous les chemins mènent en Corse (Rencontre avec l'auteur de Lucie de Syracuse, Le Figaro Littéraire, 29 juin 2006. Fichier Word à télécharger) → (sur Terres de femmes) 23 mai 1445 | Andrea Mantegna « pictore » → (sur Terres de femmes) Inger Christensen, La Chambre peinte | Un récit de Mantoue (lecture d’AP) |
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Pour illustrer ce magnifique récit de Marie Ferranti on consultera en ligne une galerie de la Fondation Jacques–Edouard Berger : ici.
À voir également, un beau livre d’art :
Alberta de Nicolò Salmazo, Mantegna, Citadelles et Mazenod, 2004.
Alberta de Nicolò Salmazo présente l’œuvre de Mantegna, principalement connu du public à travers l’exceptionnel ensemble de fresques de la « Chambre des Époux », réalisées dans les années 1470 au cœur du palais ducal de Mantoue. Elle présente son histoire, sa culture, ainsi que sa science de la perspective, qu’inventa Masaccio.
Rédigé par : Guidu | 24 février 2005 à 00:25
VIENT DE PARAÎTRE
À l'office du 18 mai, un nouveau roman de Marie Ferranti : Lucie de Syracuse. Toujours dans la collection blanche de Gallimard.
LA FICHE DE L'EDITEUR :
Marie Ferranti
LUCIE DE SYRACUSE [2006] , 144 pages, 140 x 205 mm. Collection blanche, Gallimard -rom. ISBN 2070780686. Parution : 18-05-2006. 13,50 €
Résumé
« Marcus alla voir Lucie. Il ne lui parla pas. Par un trou qu'on avait percé dans la porte de la cellule, il regarda cette femme qu'il aimait avec passion. Il ne vit pas son visage, mais son dos, son épaule ou seulement un morceau du mur qui lui faisait face.
Avant qu'il n'entendît sa voix, et dans cette pénombre, Marcus douta que ce fût Lucie. Il ne put s'empêcher de penser que c'était un leurre, une femme que l'on aurait enfermée pour la livrer à sa contemplation avant d'apaiser sa fureur amoureuse. À cette pensée, il gémit. Cette plainte qu'il laissa échapper fit deviner sa présence. Lucie demanda qui se tenait derrière la porte. Il reconnut sa voix et en conçut de la joie. Il dit son nom. Alors elle colla sa bouche contre le trou. Il ne vit plus rien, mais sentit le souffle passer sur son visage. Le premier moment de terreur passé – il avait été saisi d'effroi devant la noirceur qui lui avait bouché la vue – Marcus se laissa aller à l'extase de respirer le souffle de Lucie. »
Rédigé par : Agenda culturel de TdF | 19 mai 2006 à 20:18