Orages
Image, G.AdC
ORAGES
Elle aime et craint l’orage qui s'abat sur le village de Canari. Elle écoute le tambourinement par la pluie des feuilles du tilleul. Elle observe le ciel noir au-dessus du clocher et le nuancier de gris lumineux sur la mer. Crépitement irrégulier d’abord. Puis, de plus en plus violent. Et toute cette eau qui court sur les dalles et dévale les marches des carrughji.
Le paysage est noyé. L’horizon a sombré dans la mer. Un silence d'attente s’abat sur le village, l’enveloppe dans un linceul détrempé. Seuls, de loin en loin, les grondements sourds du tonnerre résonnent en écho. Un frisson de vents secoue les branches du figuier. Puis vient le crépitement serré et dru de la pluie sur la frondaison du vieil arbre. Le rythme de la fureur céleste s’accélère. Des éclairs rapprochés zèbrent le ciel. Le déchirent. Le tonnerre claque. La foudre tombe. Quelque part. Elle ne sait où. Tout près. L’eau gorgée de terre brune monte le long des murets. Il n’est plus question de mettre le nez dehors. Le village entier se barricade derrière ses volets clos.
L’orage, elle le craint depuis toujours. Mais elle l’aime, aussi. Surtout lorsqu’il survient la nuit et qu’elle se cache et se recroqueville sous ses couvertures en se bouchant les oreilles. Ou en fin d’après-midi, après des journées de forte chaleur. L’orage plonge la grande maison dans une animation particulière. Fébrile. Le courant est coupé. L’obscurité envahit tout. La maisonnée s’active dans l'ombre à la recherche de bougies, de lampes torches (dont aucune ne marche !), des parapluies retournés par le vent. Les volets claquent sous les rafales. Les vitres crissent. La maison tremble toute sous les lumières falotes des bougies disposées à l'entour sur les cheminées.
L’orage s’éloigne. De manière aussi imprévisible qu’il est arrivé. Les crépitements de la pluie dans le feuillage du tilleul et du figuier diminuent d’intensité. L’électricité revient. Un chien aboie, puis un autre. Puis c’est un concert entier d’aboiements qui secoue les hameaux et les tire de leur léthargie. La vie reprend. Un chat se risque sous la gouttière. Elle ouvre grand les fenêtres. Les hameaux sont là, tapis dans leur verdure rutilante. La terre imbibée d’eau libère ses parfums. Elle aspire l’air lavé, emplit ses poumons de sa pureté. Délicieuse.
Ce soir, l’orage est particulièrement violent. Elle a dû interrompre son travail sur l’ordinateur. Elle a cependant continué à noter quelques idées en vrac au creux de son lit. L’orage tourne au-dessus de la ville. Une grêle drue tambourine sur le toit, rebondit sur les vitres des velux. Une lumière jaune filtre dans son bureau. Là-haut, dans son perchoir, elle est plus près du ciel, plus proche des éléments déchaînés, mais plus vulnérable aussi. Plus exposée. Cette proximité avec les éléments rend l’orage plus envoûtant encore. L’espace du dedans, feutré et rassurant, se laisse frôler par l’espace du dehors. Entre les deux, la frontière s’estompe. Ça claque dans son dos. La foudre n’a pas dû tomber loin. Elle a peur pour son cyprès qu’elle imagine courbé sous les battements de la pluie. Elle a peur du tonnerre et des éclairs qui vrillent le ciel. Couleur qu'elle dit d’apocalypse.
Elle a peur de l’orage depuis ce jour lointain de la petite enfance où le grand pin parasol du jardin a été décapité par la foudre. Cisaillé. Calciné. Meurtri à jamais dans sa chair. Adieu les écureuils, que sa frondaison généreuse abritait ; adieu les pignons qu’elle ramassait pour en faire éclater la coque sous la pierre. Et qui laissaient des traces d’encre noire sur les doigts. Fracas de la foudre qui tombe et qui laisse courir derrière elle une traînée de lumière. Boule de feu qui grille les fils électriques de la pièce où elle se trouve avec sa grand-mère Angèle, qui se blottit contre elle et la serre dans ses bras. Figées, l’une et l’autre près de la fenêtre. Enlacées l’une à l’autre. Laquelle de l’enfant ou de l’adulte tremble plus que l’autre ? Ensemble elles tombent évanouies, dans un corps-à-corps qui les tient enlacées. L’une à l’autre.
L’orage, c’est aussi, chaque été, le récit de ces infatigables marcheurs du GR 20 qui se laissent surprendre sur les hauts sentiers des montagnes corses. Dont on retrouve, au matin, les corps calcinés, recroquevillés dans la rocaille. C’est le tonnerre amplifié par le cirque des pics, cet écho infatigable qui ricoche d’un bloc de roche à un autre. C’est ce fracas terrible, qui roule assourdissant dans les éboulis. Ce sont ces troncs qui se dressent, torturés et noircis, après le passage de la foudre.
L’orage ? C’est encore le tambour des dunes dans le désert ! L’orage blanc qui claque à sec dans un lointain inaccessible. Et déplace les grains de sable. Des milliers de grains. Qui roulent et virevoltent les uns sur les autres en vagues invisibles. Ondes souterraines qui transmettent leur écho effrayant.
L’amplifient jusqu’à l’infini du ciel.
L’orage, c’est aussi Maroussia, héroïne de la collection Rouge et Or. Elle se souvient de ses longues tresses, couleur de blé mûr. De son ample jupe rouge bordée de croquet. De sa simplicité et de sa fraîcheur de paysanne russe. De ce jeune moujik qui brûle d’amour pour elle. Et qu’elle attend. De l’orage qui les surprend dans la steppe. De sa peur à elle. Du poignard qu’il tire de son fourreau pour la défendre du soldat ennemi qui vient de surgir, l’on ne sait d’où. De la lame qui étincelle sous les coups de la foudre. De Maroussia qui hurle de terreur à la vue de son fiancé foudroyé. Puis s’effondre, évanouie aux pieds de son bien-aimé.
Cent fois elle a relu l’histoire de Maroussia. Mais elle n’est pas tout à fait sûre de lui être fidèle.
Elle ouvre L’Amour du loup, à nouveau. Elle lit ces lignes, sous la plume d’Hélène Cixous :
« L’amour est vertical. D’abord on monte. Il y a une échelle. Maroussia grimpe. Une fois en haut, on voit, on tombe. On a vu ce qu’on a vu. Voir l’autre nous renverse. Voir le loup. La peur nous fait tomber de notre haut à notre bas, nous ramène à l’âge du sang, dans l’enfance, à quatre pattes parmi les odeurs, les appétits, les nourritures, les vers de terre et les morts.
« J’ai aimé un loup, dit la petite héroïne de Selma Lagerlöf, Les Écus de Messire Arne.
Dès qu’on parle d’aimer il est là. » (Hélène Cixous, L’Amour du loup et autres remords, Galilée, 2003, p. 21).
Elle, elle n’a jamais quitté Maroussia !
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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Au lendemain de l’orage la terre était gonflée de voiles
Elle enflait sous les yeux et se cernait au dessus des haies
Par hasard se mêlaient des olives noires écrasées sur la pierre
Et l’après du déluge était huileux
Mon suspens, où le poser entre ces arbres barbotant leur dernière noyade ?
Où coucher son étude à ne plus savoir comment la terre, et comment l’eau ?
Comme courber la nuque et croire que le ciel a perdu
Rédigé par : Emilie Delivré | 14 novembre 2008 à 11:03
Emilie, est-ce l'orage de l'aube et ses déferlements intarissables qui ont guidé ta quête jusqu'à ce texte ancien ? Soudain, je le redécouvre sous tes yeux et tes yeux me font peur ! Ces deux questions étranges, comment les comprendre, comment les interpréter ? Tu es très mystérieuse et j'en éprouve quelque inquiétude. Viens me rassurer, Emilie !
Rédigé par : Angèle Paoli | 14 novembre 2008 à 23:41
Non Angèle ne t'inquiète surtout pas! Nous avons eu un bel orage il y a quelques jours, et j'ai alors dû reécrire. Ayant lu il y a peu et par hasard ton texte sur les orages, je n'ai pu m'empêcher de poster ici ce dernier poème ! D'ailleurs, je me suis rappelée de Villa Amalia et de cette petite - et malheureuse fille, qui aime tant le piano et les orages...
L'étude de mon suspens, ce serait la poésie, qui cherche une place entre les deux premiers oliviers du jardin, comme un linge qui aurait trop pris l'eau !
Rédigé par : Emilie Delivré | 15 novembre 2008 à 14:55