Marina di Ghjottani (Haute-Corse)
Marina di Ghjottani. Commune de Barrettali (Haute-Corse).
EN CE LIEU QUI L'ENFANTE
Le jour vient juste de se lever. Le soleil va bientôt surgir de derrière la cime des montagnes. Elle le guette tout au long de sa traversée. Bonheur de cette solitude dans l’eau. De ce silence de la nature à son réveil. À peine le clapotement régulier des vaguelettes dont les ondulations s’étirent sur les galets. Elle envie les rares pêcheurs qui sont là depuis l’aube à réparer leurs filets. Elle envie la simplicité ancestrale de leurs gestes. Elle hume à pleins poumons les senteurs du maquis, ranimées par la fraîcheur de la nuit. La nature est là, fidèle. Inchangée. Absorbée en elle-même. La mer est calme et chaude. Qui la lave de son désespoir du matin. Fraîche et vivifiante par endroits. Là où les fonds sont tapissés de sable fin.
Elle s’est allongée sur le dos. Elle nage. À larges brassées. Elle glisse dans le silence lisse et caressant des premières gouttes de soleil. Elle entreprend la traversée jusqu’aux rochers. Là-bas. Là où l’eau se fait sombre. Plus profonde et plus émeraude. Elle se love dans sa couleur. Reprend son souffle en s’agrippant aux anfractuosités de la roche. Un minuscule crabe gris, dérangé dans son sommeil, lui file entre les doigts. Un autre, plus impressionnant, pattes velues et crochues, court se cacher dans un creux moussu. Elle caresse du plat de la main les cônes pointus et vernissés des bigorneaux. Elle voudrait décrocher une arapède. Mais elle résiste! Elle sent ses ventouses redoubler d’efforts pour rester agrippée. Une anémone de mer gonfle sa masse charnue. Puis se rétracte. Dont elle effleure la viscosité du doigt. Vulve vivante et charnelle. Un léger frisson les parcourt l’une et l’autre. Elle plonge pour se réveiller des images qui remontent en elle. Elle s’ébroue dans de nouvelles pirouettes. Puis, agile et souple, escalade le rocher et s’installe à son sommet. Silencieuse. Pareille à « la petite sirène ». De là, elle domine, croit-elle. En ce lieu qui s'absente. En ce lieu qui l'enfante. Son regard embrasse la crique entière, la plage déserte, le large animé de quelques voiles claires. Et le petit port. Elle surveille l’arrondi des montagnes. Elle se souvient de cette photo retrouvée dans les tiroirs de la vieille maison. Une photo qui date de la jeunesse de sa mère. Elle y a reconnu toute une bande de jeunes gens, garçons et filles. Aux maillots bouffants, tricotés maison. Elle y a reconnu son oncle F. Carry, bombant le torse pour camoufler sa petite taille et l’insuffisance de ses pectoraux. Elle le reconnaît à son visage de Mésopotamien aux pommettes hautes, héritées de son père, le commandant B. Elle le reconnaît à la beauté fine de ses traits, à ses yeux de braise. Un bruit de moteur l’arrache à sa rêverie. Elle plonge et entreprend la traversée en direction du port. Elle surveille, en fermant à demi les yeux, la montée du dieu Râ encore en partie caché par la montagne, derrière le dernier mamelon. Combien de temps lui faudra-t-il pour apparaître enfin dans tout son éclat ?
Le premier rayon surgit de derrière la montagne. Il glisse sur le dos des vagues. Elle nage dans sa direction. Il est là, à portée de brasse coulée. Elle s’ancre en lui, s’arrime à lui, puis son corps se détend. Elle fait la planche, dans cet espace-là. Dans le rayon de soleil neuf. Elle veille à rester en contact avec lui. Elle se laisse imprégner de sa force. Un sanglot inattendu monte soudain de sa poitrine. Elle crie vers le ciel son nom, elle crie le nom de cette autre femme qu’elle a aimée. Puis perdue. Ses larmes de sel se mêlent aux perles de l’eau qui coulent sur ses joues. Elle pleure, longtemps. La tête cachée sous l’eau. Elle sanglote et s’étouffe. Elle boit la tasse, plusieurs fois, et rageuse, ressurgit, s’ébroue, essore ses cheveux. Elle retrouve son calme et le soleil, haut maintenant. Elle se secoue de son désespoir. Elle guérira. Elle nage vers le petit port, toujours endormi. Peut-être son cri n’a-t-il pas été assez puissant pour tirer de leur torpeur les habitants de la marine. Ou bien est-il resté là, quelque part dans sa gorge, étranglé par l’angoisse et le chagrin.
Le port de Ghjottani s’éveille, timidement, assoupi dans la lumière naissante. Apaisé pour quelque temps encore des agitations du jour. Rendu à sa pureté d'origine. Un nuage léger voile momentanément la lumière. Une fraîcheur passagère effleure son corps mouillé d’écume, de larmes et de sel. Elle lèche les gouttelettes qui s’attardent sur son épaule. Sur ses joues. La faim la tenaille, qui prend peu à peu le pas sur le chagrin et l’angoisse. Elle a quitté la maison avant l’aurore, sans prendre le temps de déjeuner. Pour ne pas alerter les dormeurs.
Huit heures sonnent au clocher de Conchigliu. Elle prolonge encore ce hors-temps miraculeux qui n’appartient qu’à elle seule. Qui la libère et la lave des affres de sa nuit et de ses pleurs du jour naissant. Le joli hameau de Conchigliu est encore intouché du soleil. Blotti dans son ombre du matin. La montagne, elle, est sombre. Pourtant tout un dégradé de vert ébauche déjà ses contours. Un petit vent coulis la fait frissonner. Le soleil vient de franchir les ultimes bastions de la ligne de crête. La conque qu’elle dessine est baignée de lumière vive.
Elle s’immerge à nouveau dans le rayon vivifiant et rend grâce au soleil. Dans une immobilité qu’elle prolonge. Elle absorbe par tous les pores de sa peau cette caresse qu’elle accueille dans sa plénitude. Ici, dans cette épaisseur de l’eau qui l’enveloppe, elle retrouve un semblant de paix intérieure et de bonheur. Fugaces, l’un et l’autre, car ce bien-être illusoire ne dure pas. Il lui faudra y renoncer à nouveau. Elle ferme les yeux et s’absorbe en elle-même. Les odeurs des griffes de sorcières et des salicornes lui chatouillent les narines. Tout Salaghja remonte instantanément en elle. Ses rochers plats et coupants, aveuglants de blancheur sous la lumière de midi. Les premiers bains matinaux. Ceux qu’elle préfère, avec les bains du soir, au moment où le soleil se perd à l’horizon. La canicule et le repli dans les abris rares de rochers. Salaghja, la féminine, mais rude et dure. Impitoyable et essentielle. De l’autre côté du Merchjone. Salaghja et sa cabane de pêcheurs, blessée, puis arrachée par la dernière tempête. Engloutie dans les eaux.
Et Ghjottani, la gloutonne, qui avale tous les déchets venus du large. Pour les rejeter pêle-mêle sur la plage. Sous l’œil indifférent et froid du Mugliarese. « L’épouse du roi », selon l’étymologie que sa mère prête au nom de ce rocher. Elle s’est toujours demandé où pouvait bien se cacher le roi ! Peut-être était-ce, surmonté de sa tour décapitée, le pan de montagne qui abrite le port. Un pan de montagne définitivement meurtri lui aussi ! Pitoyablement dynamité et raboté par des bennes assassines. Beauté détruite par la main criminelle des hommes ! Elle ferme les yeux pour oublier cette autre blessure. Et rendre au paysage de son enfance sa grandeur virginale !
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Brique à brique s'élèvent en des champs clos
D'éphémères hymnes à la vanité
Leurs verts volets volent au vent ses passages.
Des arbres neufs plombent les collines ;
L'antique maquis gorge cheminées jusqu'à plus cendres.
Mes regards sont veufs…
Rédigé par : Jean François Agostini | 14 décembre 2005 à 14:21