25 janvier
En feuilletant, ce jour anniversaire de la naissance de Virginia Woolf, la
correspondance entre Vita Sackville-West et Virginia, je tombe immédiatement sur une lettre que Virginia, en vacances à Cassis, adresse à Vita, son inépuisable et insatiable amie, alors en expédition en Perse.
La lettre, datée du mardi 5 avril 1927, est écrite de la Villa Corsica, à Cassis. Je lis ceci, sous la plume de Virginia :
« 1. Virginia est complètement déparée par sa coiffure à la garçonne.
2. Virginia est entièrement avantagée par sa coiffure à la garçonne ;
3. La coiffure à la garçonne de Virginia est totalement imperceptible.
Telles sont les trois écoles de pensée sur ce sujet si important. J’ai acheté une boucle de cheveux que j’attache à un hameçon. Elle tombe dans la soupe et elle y est pêchée à l’aide d’une fourchette. »
Virginia Woolf, Correspondance, Stock, Le nouveau cabinet cosmopolite, 1985, page 245.
Sur les séjours que Virginia Woolf fit à Cassis, chez sa sœur Vanessa, il existe un livre de petit format, séduisant et lisse, doux au toucher. Soigné dans sa présentation, dans le choix des couleurs. Avec sa première de couverture illustrée d’un bandeau photo central, rez-de-chaussée d’un phare, figure de proue sur mer calme. Un livre écrit par Joëlle Gardes, et publié en 2000. Sous le titre : Virginia Woolf à Cassis - Roches et failles
Sur cet ouvrage, j’ai rêvé. Mes notes :
Elle feuillette les pages de papier glacé. Elle fait glisser le signet « rouge Titien ». Elle regarde les photos. Certaines en double page. Puis leur titre. Comme la photo, magique, de ce bord de mer, calme et lisse, que contemple une femme de dos. Perdue dans son grand manteau sombre, la silhouette longue s'absorbe en son « lointain intérieur ». Ou cette autre photo qui lui succède sous le titre de « Grand large ». La silhouette sombre a disparu et l’horizon désert garde son calme étrange face au déchaînement des flots. L’écume des vagues a effacé depuis longtemps la trace des pas de Virginia sur les dalles qui enserrent le « pied du phare ». D’autres photos, d’un format plus réduit, cadrées avec une plaisante et séduisante irrégularité, rythment l’intime. « La traverse du château (II) » avec ses murs feuillus d’où émergent des frondaisons de pins parasol, cyprès... Ou encore « La façade de Fontcreuse » où s’inscrivent en ombre chinoise les ramures du platane et les deux jarres qui flanquent l’arbuste épineux grimpant entre les volets clos. Un peu plus loin, pourtant, un chat noir est là qui guette de son œil unique l’entrée du visiteur. La voici dans le salon de « La Bergère » où se côtoient des objets hétéroclites. Appartenant à un temps révolu et cependant étrangement familier. Elle hasarde un regard dans la chambre avec sa belle armoire provençale où se reflète un bouquet riant. Elle se plait à imaginer qu’elle, la longue dame anglaise, s’est arrêtée devant la glace pour arranger une mèche folle échappée de son chignon. Ou pour vérifier, d’un geste rapide, le plissé de sa robe. Car Virginia a vraiment vécu en ces lieux. Le temps de brefs séjours auprès de sa soeur Vanessa, entourée d’artistes et installée à la « Bergère ». Dans le domaine de Fontcreuse… C’est cela qu’elle découvre sous la plume de Joëlle Gardes, dans le chapitre « Intérieurs ». Un texte précis. Qui retrace les épisodes cassidiens de la vie de Virginia Woolf. L’Angleterre, pourtant, n’est jamais bien loin.
Elle reprend le livre à rebours. « Ouvertures ». Tel est le titre de la première partie de « Roches et Failles ». Qui est ce « je » qui écrit : « J’étais comme un rocher inerte » ? C’est le « je » de Joëlle Gardes, l’auteur du petit livre coquille d’oeuf. Un « je » et une souffrance qui très vite s’estompent derrière la figure de plus en plus ample de Virginia. Les deux visages se superposent par moments. Qui est qui ? L’une est l’autre !
L'écriture d’« Ouvertures » est belle. Fluide, naturelle, légère. Et elle, elle passe sans s'en rendre compte des impressions de l'une aux impressions de l’autre. Les impressions de Virginia Woolf. Il y a comme un fondu enchaîné entre les deux écritures, entre les sensations ressenties par l'une et l'autre devant un paysage resté immuable. Bien sûr, elle sait que ce sont des projections, des superpositions, d'une sensibilité d'aujourd'hui sur une sensibilité d'hier. L'occasion pour Joëlle Gardes de tenter de faire revivre Virginia Woolf. Les moments de bonheur passés à Cassis. Qui lui ont probablement inspiré La Promenade au phare ou Les Vagues. Virginia Woolf est là, bien là. Elle la sent vivre et vibrer et elle circule de Cassis à l'Angleterre, sans s'en rendre compte. Joëlle Gardes s'approprie un lieu, un temps, un visage. Par son écriture, Joëlle restitue tout cela en douceur et en finesse. Elle lui rend Virginia très proche, très présente. C'est un texte qui « la » parle, qui parle d’elle, Virginia.
Il y a cette dernière photo : « La gare de Cassis ». Dans les brumes du soir, ce pourrait tout aussi bien être celle du village de Rodmell. Rodmell où vivait Virginia lorsqu’elle n’était pas à Londres. Et où elle mourut.
Elle hésite à refermer le livre. Une profonde nostalgie l’envahit. Cassis, lieu familier des promenades dominicales de son enfance. Exhumé par sa lecture. Inconsciente enfance. Elle ignorait alors qu’elle mettait ses pas dans ceux de Virginia. Les seuls récits qu’elle connaissait de cette station balnéaire faussement tranquille étaient ceux du Provençal. Et ceux que leur faisait son père, souvent chargé de lourds dossiers. C’étaient les règlements de compte des truands corses-marseillais qui éclaboussaient de leur sang les falaises du cap Canaille. Avec ces corps déchiquetés qui s’agrippaient à la rocaille. Et ces bagnoles à la James Dean qui s’écrasaient dans les flots. Virginia n’a pas eu le temps de connaître Cassis sous l’angle de la violence. Et les malfrats écroués aux Baumettes n’avaient pas non plus l’idée qu’une romancière anglaise de génie avait traversé ces lieux. « La traversée des apparences » ! Ce pourrait être le titre d’un nouveau roman. Un roman sur la croisée des chemins, de ces chemins qui ne se rencontrent pas. Un roman de Virginia !
Source
Le petit livre s’ouvre à nouveau de lui-même. Sur une double page : c’est, en gros plan, la photo d’une feuille d’agave, tordue, torturée et griffue. Marquée des biffures du temps. Ecriture incrustée dans le vert filandreux de l’agave. Signes gravés dans sa chair. Page de fibres vives, à l’image de celles que Virginia laisse derrière elle.
Joëlle Gardes, Virginia Woolf à Cassis, Editions Images En Manœuvres, 2000.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
"Les lettres de Virginia Woolf l'ont rendue immortelle, elles ont fait d'elle la plus fragile des mortelles immortelles.
Elles ont, comme elle le devinait d'avance, faussé ses relations avec nous, comme elles faussaient ses relations avec ses contemporains. Elles l'ont désacralisée, la faisant du même coup sortir de la cohorte des géants. Elles ont enfin élevé un mur d'incompréhension entre des lecteurs trop familiers de Virginia, et une oeuvre formaliste, si exigeante et difficile qu'ils viennent s'y casser le nez et, déçus, s'en éloignent. Personne ne leur avait dit que c'était une oeuvre qui, à l'instar de celles de Lowry, Joyce, Proust ou Faulkner, se méritait."
Geneviève Brisac et Agnès Desarthe, Virginia Woolf, Editions de l'Olivier, 2004, page 78.
Je me souviens avoir éprouvé appréhension, plaisir et déception à la lecture du petit recueil de Joëlle Gardes.
Il y a eu de beaux moments, de riches découvertes, avec tout d'abord un choc, une émotion. Une photo de femme vue de dos, cela ne pouvait être personne d'autre que l'ombre de Virginia contemplant l'horizon à perte de vue, une ressemblance troublante.
Puis des mots, des phrases.
"Alors sa tête résonnait d'étranges voix, alors des fantômes surgissaient qui avaient plus de réalité que les arbres..." (page 14)
Avant la déception, légère mais réelle. La biographie remplissant la dernière partie de l'ouvrage m'a semblée si froide, manquant cruellement d'âme. Décalage par rapport à la chaleur des premières impressions, j'ai dû replonger dans la lecture, plus tard, à petites doses. Et compléter ce travail par la lecture de la biographie de Geneviève Brisac et Agnès Desarthe, qui vaut ce qu'elle vaut, mais m'a apporté un peu, beaucoup, de cette chaleur qui me manquait.
Rédigé par : Marielle | 25 janvier 2005 à 21:05
Merci Angèle il est très beau ce texte sur Virginia …
Il me donne l'envie de vous dire :
LA PRESENCE ABSENTE
Le ciel désapprend la sérénité,
L'éclat des souvenirs d'enfance
Les collines d'en face
Toutes ces choses qui caressent les jours de solitude
Se ressemblent les après-midi de dimanche.
Les lueurs de l'aube, le contre-jour figé
Impressionnent l'émulsion avec la même pâleur.
La buée se colore, la cire fond,
Dans la chambre dépeuplée,
Si soudain l'imagination devait cesser
Comment pourrais-je arrêter la pluie ?
La présence absente c'est la musique
Audible seulement par des oreilles de poissons.
Amicizia
Guidu
Rédigé par : Guidu | 25 janvier 2005 à 23:28
Chère Angèle,
je viens vous remercier, une fois de plus, pour les photos, les textes, le soutien, et prolonger ce que vous dites. Et vous dire que j’ai vraiment essayé de mettre mes pas dans ceux de Virginia, et que j'ai un regret, celui de n'avoir pas retrouvé sa maison, la Boudarde, alors que le chemin du Boudard est si près de chez moi. Du coup je m'imagine, je crois vous l'avoir dit, que la Boudarde est ma maison. Je regrette que Marielle n'ait pas senti toute l'émotion que j'ai ressentie. Il est vrai que le deuxième texte était documentaire, sans plus, et je croyais que la distinction était claire entre la fiction du début et ce texte informatif.
Je vous écris surtout pour vous livrer cette phrase de Virginia dans un texte publié dans L'Art du roman, «Les femmes et le roman» : «La femme extraordinaire dépend de la femme ordinaire», parce que je sais que vous êtes attachée, comme moi, au sort des femmes, et en particulier de ces femmes effacées du Sud, dont vous tentez de prolonger la mémoire.
Par ailleurs, aux lectures de Primo Levi, j’ajouterais celles de Mario Rigoni Stern, une autre vision de l'horreur de la guerre.
Rédigé par : Joëlle Gardes | 29 janvier 2005 à 16:43