Je dédie cet extrait d'Une histoire corse de Guy de Maupassant à Ugo Pandolfi, auteur de la talentueuse Vendetta de Sherlock Holmes.
« Après avoir gravi péniblement le sinistre val d'Ota, j'arrivais, au soir tombant, à Evisa, et je frappais à la porte de M. Paoli Calabretti, pour qui j'avais une lettre d'ami.
C'était un homme de grande taille, un peu voûté, avec l'air morne d'un phtisique. Il me conduisit dans ma chambre, une triste chambre de pierre nue, mais belle pour ce pays à qui toute élégance reste étrangère, et il m'exprimait en son langage, charabia corse, patois graillonnant, bouillie de français et d'italien, il m'exprimait son plaisir à me recevoir, quand une voix claire l'interrompit et une petite femme brune, avec de grands yeux noirs, une peau chaude de soleil, une taille mince, des dents toujours dehors dans un rire continu, s'élança, me secoua la main : "Bonjour, Monsieur ! ça va bien ?" enleva mon chapeau, mon sac de voyage, rangea tout avec un seul bras, car elle portait l'autre en écharpe, puis nous fit sortir vivement en disant à son mari : "Va promener Monsieur jusqu'au dîner."
M. Calabretti se mit à marcher à mon côté, traînant ses pas et ses paroles, toussant fréquemment et répétant à chaque quinte : "C'est l'air du val, qui est FRAÎCHE, qui m'est tombé sur la poitrine."
Il me guida par un sentier perdu sous des châtaigniers immenses. Soudain, il s'arrêta, et, de son accent monotone : "C'est ici que mon cousin Jean Rinaldi fut tué par Mathieu Lori. Tenez, j'étais là, tout près de Jean, quand Mathieu parut à dix pas de nous : "Jean, cria-t-il, ne va pas à Albertacce, n'y va pas, Jean, ou je te tue, je te le dis." Je pris le bras de Jean : "N'y va pas, Jean, il le ferait." (C'était pour une fille qu'ils suivaient tous deux, Paulina Sinacoupi.) Mais Jean se mit à crier : "J'irai, Mathieu, ce n'est pas toi qui m'empêcheras." Alors Mathieu abaissa son fusil avant que j'eusse pu ajuster le mien, et il tira. Jean fit un grand saut de deux pieds, comme un enfant qui danse à la corde, oui, Monsieur, et il me retomba en plein sur le corps, si bien que mon fusil m'échappa et roula jusqu'au gros châtaignier, là-bas. Jean avait la bouche grande ouverte, mais il ne dit pas un mot. Il était mort."
Je regardais, stupéfait, le tranquille témoin de ce crime. Je demandai : "Et l'assassin ?" Paoli Calabretti toussa longtemps, puis il reprit : "Il a gagné la montagne. C'est mon frère qui l'a tué, l'an suivant. Vous savez bien, mon frère, Calabretti, le fameux bandit ?..." Je balbutiai : "Votre frère ?... Un bandit ?..." Le Corse placide eut un éclair de fierté : "Oui, Monsieur, c'était un célèbre, celui-là ; il a mis à bas quatorze gendarmes. Il est mort avec Nicolas Morali, quand ils ont été cernés dans le Niolo, après six jours de lutte, et qu'ils allaient périr de faim." Il ajouta d'un air résigné : "C'est le pays qui veut ça", du même ton qu'il disait en parlant de sa phtisie : "C'est l'air du val qui est fraîche." »
Guy de Maupassant, "Histoire corse", Gil Blas, 1er décembre 1881. Texte publié sous la signature de Maufrigneuse.
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VENDETTA / BANDITS CORSES ___________
Pour apprécier d’avantage encore ce superbe texte de Maupassant et rappeler le contexte de l’époque cher à Mérimée aussi, je vous propose de lire le texte qui suit, trouvé sur le site cosmostreet.fr !
La Corse
L'âme corse
"Si vous aimez à tirer, allez en Corse, colonel ; là, vous pourrez tirer sur tous les gibiers, depuis la grive jusqu'à l'homme" (Colomba, 1841). Observateur fasciné des mœurs corses, Prosper Mérimée est l'un des premiers écrivains à s'être penché sur la tragique coutume sanglante de la vendetta, très répandue en Corse au XIXe siècle. À cette époque, celui qui avait été gravement offensé estimait de son devoir de se rendre justice lui-même. Une vengeance absolument illégale qui répondait à un mythe de l'honneur exacerbé par les passions locales. Le fléau de la vendetta trouve son origine à l'époque de la république de Gênes, dont les Corses refusaient la justice défaillante et partiale. La meilleure façon de régler ses différends était encore de les régler soi-même. Hélas ! une vendetta en appelle bien souvent une autre, qui en appelle une troisième, et ainsi de suite... À ce rythme, la loi du talion a vite fait de dépeupler la Corse, surtout au XIXe siècle. Des familles s'unissent, des clans se forment, des villages entiers s'affrontent. Les victimes se comptent par centaines, voire par milliers chaque année. Et gare à celui qui se soustrait à ce code de l'honneur: déconsidéré par ses proches, il peut être chassé de son village, voire abattu par les siens. L’injure la plus mortelle infligée à un Corse était d'ailleurs de lui reprocher de ne pas s'être vengé (le rimbecco)...
Désireux d'échapper aux représailles, les justiciers prennent alors le maquis. Là, nourris et protégés des gendarmes par les habitants des villages voisins, auréolés de prestige, les vengeurs deviennent des "bandits d'honneur". Symboles de la résistance à l'autorité extérieure, ils sont vénérés... et fantasmés ! Car les vrais bandits d'honneur ne furent pas si nombreux. Parmi les plus célèbres, citons Antoine Bellacoscia de Bocognano, Nonce Romanetti de Calcatoggio, Andrea Spada de Lopigna, Théodore Poli en Aïtone, Antoine Bonelli et Micaelli d'Isola-di-Fiumorbo. Il n'empêche, la situation devenant alarmante, l'État français lance une vaste opération de nettoyage en 1931. Près de six cents soldats sont envoyés en Corse intérieure, portant un sévère coup à la vendetta. Mais la coutume est tenace. Comment ne pas reconnaître dans les règlements de compte qui sévissent encore aujourd'hui sur l'île l'héritage de la vendetta ?
Amicizia
Guidu _______
Rédigé par : Guidu | 17 novembre 2005 à 11:14