Raymond Depardon © San Clemente,
Venezia, 1984
Source
ÉTAPE À SAN CLEMENTE
Ils voulurent se rendre sur l’île San Giorgio. Grimper en haut du campanile pour embrasser le spectacle enchevêtré de la cité lacustre et de ses canaux. La Sérénissime. Etait-elle si sereine que cela, la ville qui continuait de s’enfoncer, inexorable, dans le sable et le déclin ! La chiesa San Giorgio apparut, sortie des brumes que le soleil hivernal avait du mal à transpercer. Ils virent le corps élancé du campanile se dresser devant eux. Soudain il fut tout près. Ils longèrent à nouveau des quais. Le vaporetto continua sa route. Sans s’arrêter. Où allait-il ainsi ? Qu’y avait-il après ? Ils ne tardèrent pas à s’apercevoir que l’arrêt suivant portait un autre nom. Le nom d’un autre saint. Celui de San Clemente. Présence absente de Depardon. À qui ils n’avaient pourtant pas eu l’intention de rendre visite. Le vaporetto était vide. Ils étaient seuls. Mais puisqu’ils étaient là, autant descendre sur le ponton.
Elle se souvient de la douceur du soleil sur sa peau. Elle se souvient aussi que cet instant de plaisir fut aussitôt effacé par l’étonnement et la terreur dont elle fut la proie. Elle avait devant elle des visages d’un autre monde. Qui l’attendaient pour l’accueillir. Des visages pareils à ceux qu’ils avaient eu l’occasion de voir dans les tableaux de Jérôme Bosch. Des visages grimaçants ouvrant sur des bouches à chicots. Défigurés par des sourires tordus. Des visages émaciés, creusés de rides. Des regards figés de grotesques. Des hommes et des femmes sans âge aux gestes désarticulés, aux grognements indéchiffrables. Ils étaient bien à San Clemente. L’île des fous. Entourée d’arbres, la belle bâtisse de l’asile déployait ses remparts. Elle se souvient de cette peur incontrôlable qui la prit lorsqu’elle se vit entourée de ces êtres informes. Elle aurait voulu battre en retraite, s’échapper. Pour aller où ? Lui, restait imperturbable. C’était sa façon à lui de désarçonner l’autre, de lui faire perdre contenance. Il jouait la carte de l'indifférence placide. Sa tactique était efficace. Il avait découragé les plus importuns, les plus agressifs. Mais elle, ils étaient tous autour d’elle, agglutinés les uns aux autres pour essayer de l’approcher, de la toucher. Ils lui adressaient des airs suppliants auxquels elle ne savait répondre. Elle se pressait contre les épaules solides de son amie dont elle connaissait la flexibilité des muscles. Et les réflexes. Elle la savait experte en sports de combat, capable de décocher d’une détente de jambe, un coup de pied qui pouvait atteindre l’autre au menton. Pour cela aussi, elle l’admirait. Elle lui enviait son indépendance de garçonne, sa force féline qui lui assurait en tout lieu et à toute heure une sécurité dont elle-même se savait totalement dépourvue. Elle faisait corps avec elle et sentir si proche le tressaillement de ses muscles suffisait à la rassurer. Du reste le vaporetto était là, elle ne risquait rien. La vie allait reprendre sa normalité ordinaire, sans histoire. Ils grimpèrent en hâte et se calèrent dans le fond du petit vapeur afin d’éviter les quelques passagers échappés à la surveillance de San Clemente. Ces visages, elle les avait pourtant déjà vus quelque part ! C’était ceux d’Affreux, sales et méchants. Brutti, sporchi e cattivi. Leurs grimaces lui revenaient en mémoire. Peut-être Ettore Scola était-il venu ici, à San Clemente, pour un casting de figurants rares, introuvables ailleurs ! Le vaporetto s’était ébranlé en direction de San Giorgio. C’est du moins ce qu’ils espéraient sans se le dire. Le soleil était haut dans le ciel et la brume continuait de se dissiper. La journée recouvrait ses forces dans les eaux glauques et profondes de la lagune.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
|
Retour au répertoire de janvier 2005
Retour à l'index de la Catégorie Autofiction (lagunes/lacunes)(sous-catégorie : Venezia 83)
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.