NUE SOUS SES ÉCAILLES
Les chariots stationnent par étapes successives le long des murs jaunâtres. Chargés de linges, de fioles, de ciseaux de toutes les formes, de stéthoscopes qui s’entortillent dans des cuvettes en forme de haricot !
Les enfants sont là, assemblés autour des « hommes en blanc ». Ils se bousculent dans leur sillage. Ils les suivent à la queue leu leu, accrochés à leurs basques de cosmonautes. Chaque geste reçu est une caresse. Chaque regard échangé, un regain d’espoir.
Elle est là, elle aussi, dans cet immense hangar. Hall de gare pour enfants en attente de survie ou de mort. Elle est là avec son enfant à elle. Sa fille. Elle ne la quitte pas. Elle a peur de devoir l’abandonner, là, avec les autres. L’abandonner, une fois encore. L’enfant aussi a peur. Elle tient ferme dans sa menotte la main de sa mère. Elle se serre contre elle. Qui lui parle et lui raconte des histoires. Elle l’écoute.
Avant de partir, elle lui a confectionné tout un trousseau. Une robe de chambre confortable. Une jolie chemise de nuit rouge à festons croqués. L’enfant le lui a rappelé. Récemment encore. Elle se souvient de cette chemise de nuit, qu’elle portait aussi de jour. Ensemble elles déambulent. Les enfants, crânes rasés, sourire triste ou gouailleur aux lèvres, s’attardent autour de la petite fille en rouge. Elle a sept ans. Et elle a ses cheveux, elle. De beaux cheveux soyeux qu’ils regardent avec envie. Qu’elle peut nouer en couettes. Qui sautillent avec elle et chatouillent son fin minois.
Que fait-elle là, cette enfant minuscule ? Elle le lui a expliqué pourtant. Elle lui a dit qu’elles allaient partir en vacances ensemble. Partir quelques jours. En voyage. D’ailleurs, elle a préparé sa mallette rose avec tous ses trésors à elle. Elle emmène aussi son bébé qu’elle porte attaché sur son ventre. Elles partent toutes les deux. Elles vont prendre le train, traverser la France. Vivre pendant une semaine entière dans une sorte de grand vaisseau, très animé, rempli d’enfants. Un drôle de vaisseau, à vrai dire, mais où l’on va s’occuper d’elle, aussi. L’aventure en quelque sorte. L’aventure de la recherche et du savoir. Aventure qui commence dès que l'on franchit les grilles de cet espace peu hospitalier et que se referment sur les visiteurs les lourds battants de fer.
L’enfant minuscule comprend que ces enfants étranges, qu’elle découvre dans cet univers insolite, ces enfants qu’elle ne connaît pas, sont comme elle. Comme elle, ils ont en eux quelque chose de différent. Elle, elle est toute petite. Naine ? Non ! Rien de difforme en elle. Elle est bien trop harmonieuse. Ce qu’elle sait de sa petite taille, c’est qu’elle est due à « un retard osseux ». C’est ce qu’ont révélé les radiographies du crâne et du poignet. Il lui manque juste quelques petits os dans les phalanges. Ce qui ne l’empêche nullement d’avoir des doigts de pianiste, des doigts fins, aux ongles perlés. Qu’elle, sa mère, regarde courir, admirative, sur les touches du clavier.
Ici, l’on s’occupe d’elle, c’est vrai. À longueur de journée. Tantôt une infirmière, tantôt un interne. Parfois le patron du service de pédiatrie. Le « professeur ». Un monsieur, celui-là, qui l’impressionne avec son air sérieux et ses sourcils drus en bataille. Il lui rend visite, souvent. Il voit bien qu’il lui fait peur. Il lui parle de son village corse qui est aussi le sien. Il lui parle de son grand-père et de sa grand-mère, de ses amis d’enfance. Elle l’écoute. Il l’apprivoise. Elle l’aime bien, au fond.
Elle se plie de bonne grâce à tous les examens qu’on lui fait subir. Les radiographies. Les prises de sang dans le bout des doigts ou dans le lobe de l’oreille. Elle ne les redoute plus. Elle ne bronche pas. Elle obéit sans ciller, attentive aux soins qui lui sont prodigués. Elle est douce. Elle est calme. Elle répond avec le sérieux d’une adulte aux questions qu’on lui pose. Gracieuse et coquine, malicieuse, elle conquiert tout son petit monde autour d’elle.
Ce matin-là, enhardie par une nuit de repos et par une curiosité grandissante, elle s’évade de la chambre. Elle circule à son aise, silencieuse et discrète, dans les couloirs lépreux. Elle s’aventure, bien au-delà des limites autorisées. Elle franchit la ligne de démarcation. Son enfant, elle la retrouve enfin, le nez collé contre la vitre d’une enceinte de verre, une de ces enceintes qui abrite, derrière ses parois aseptisées, des enfants d’un autre monde. Enfants dont elle a toujours évité de croiser le regard. Et la voilà, elle, la minuscule, la délicieuse fillette, figée, les bras repliés à hauteur du visage, pareille à un crabe agrippé à son rocher. Les doigts écartés à la manière d’un batracien. Incapable de détacher ses ventouses de la paroi translucide, elle appuie son front de toutes ses forces inconscientes contre la vitre.
Derrière, de l’autre côté du miroir, comme grossie et déformée par l’épaisseur de l’aquarium, une autre enfant. Une toute jeune fille. Qui la regarde et la fixe de la rondeur glauque de ses yeux de poisson mort ! Sa bouche lippue bée et bave des bulles à intervalles réguliers. Elle tente d’émettre des sons. Rendus inaudibles par l’épaisseur de la paroi de verre. Le corps se contorsionne et ondule lourdement pour venir se coller à son tour contre la vitre. La peau, épaisse, couverte d’écailles grossières, luit d’un éclat argenté. Soudain, une porte s’ouvre. L’infirmière, harnachée de pied en cap d’un péplum acier bleu de mer, s’empare d’éponges imbibées de liquides et d’instruments inquiétants pareils à des harpons. C’est l’heure trouble de la toilette de l’enfant poisson. Sous le regard médusé de l’enfant minuscule, elle se laisse laver à grande eau. Nue sous ses écailles.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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