VACHES DE CABANES Elle aime les cabanes. Elle s’en confectionne sans cesse de nouvelles, qu’elle ne partage avec nul autre. Elle en a une, justement, connue d’elle seule. Creusée au cœur du buis. En contrebas du chemin. Elle aime l’odeur épicée de l’arbuste. Elle le respire à pleines lampées. Elle aime en caresser la feuille ronde et lustrée qu’elle froisse entre ses doigts. Elle aime se réfugier dans le feuillage serré de sa cabane de buis. Elle n’entend que la brise qui se faufile entre les branches et le murmure du ruisseau qui court au-dessus du talus. Il fait sombre et frais et ça sent bon la terre humide, la verdure. Là, elle peut enfin s’imaginer à l’écart du monde. Elle se raconte des histoires. Parfois elle surprend, par bribes, les conversations de ceux qui passent sur le chemin. Et ne soupçonnent pas sa présence. Les mots saisis au vol vont lui fournir la trame des récits qu’elle s’invente. Elle parle toute seule. Comme la vieille paysanne, celle qui lui fait si peur et qu’ils ont surnommée «Chapeau». De sa cachette, elle peut la surveiller à loisir. Elle épie ses moindres gestes. Elle l’entend qui maugrée des paroles sans suite. Elle la voit qui arpente son champ, la bêche sur l’épaule, toujours à l’affût de dangers imminents. Ce qui la saisit le plus, c’est sa peau ridée, tannée par l’air vif et par les ans. Et ces longs poils noirs qu’elle a au menton. C’est pour cela aussi qu’elle a peur. Elle lui rappelle Baba-Yaga, la sorcière qui hante les montagnes lointaines. Les montagnes aux bosses jumelles qui ferment l’horizon, là-bas, bien au-delà du col d’Allos. Peut-être va-t-elle enfourcher son râteau, lui tendre des embûches. Au cas où, elle serre dans sa poche les menus objets qu’elle tient en réserve. Il se pourrait bien qu’elle en ait besoin. Elle vérifie : une noix de cyprès, un bout de ruban tombé de ses nattes, un bonbon de chez la mère Blanc, l’épicière du village (elle se souvient encore du papier jambon illustré de cette phrase qui déclenchait leur hilarité d'enfants : « Où courez-vous si vite ? Chez Blanc ! »). Et surtout sa balle de caoutchouc dont elle ne se sépare jamais longtemps. Elle la malaxe dans sa main. Sa présence flexible la rassure. Elle aime les vaches aussi. Elle entend le tintement des sonnailles. C’est le troupeau de Charlie qui rentre de l’alpage. Le bruit lourd des sabots se rapproche, se densifie. C’est déjà l’heure de la traite. Elle avait oublié le temps. Elle se déplace, attentive à ne pas faire de bruit, change de posture. Oui, elle aime les vaches, aussi. Elle veut les regarder passer. Elle ne voit que les pis gonflés de lait qui se balancent au gré de leur déhanchement. Charlie donne de la voix pour les bousculer un peu. Les chiens, fous, courent en tous sens. Le troupeau, houspillé, s’éloigne. Elle lui laisse prendre de la distance. Elle attend que Chapeau quitte son champ, son ballot de foin sur le dos. Elle voit ses bas de laine mangés de trous. Et l’ourlet de sa robe rapiécée de paysanne qui traîne sur ses galoches. Où peut-elle bien habiter ? Peut-être aux abords du village, dans quelque cahute rongée de misère. Elle sort de son refuge de branchage. Elle dévale le chemin jusqu’à la ferme. Moodie accueille ses bêtes avec une bienveillance rugueuse. Elle est allemande. C’est ce qu’on lui a dit mais elle n’a pas très bien compris ce qui l’avait conduite, elle et sa famille, dans ce coin reculé des Basses-Alpes. Elle l’impressionne, avec sa carrure de fermière, ses bottes en caoutchouc vert, les pantalons qu’elle fourre dedans. Mais elle au moins, elle n’en a pas peur. Et puis, elle permet aux enfants d’assister à la traite. Elle, la fillette des cabanes, elle adore l’odeur fortement ammoniaquée de l’étable, l’odeur de paille fraîche mais chaude déjà de la pisse des vaches. Elle aime le chant épais de leur jet. Cet univers de déjections fumantes. On n’y voit goutte là-dedans et ça glisse. On risque de s’enliser. De s’embourber dans la bouse liquide. C’est déjà arrivé, plus d’une fois, que l’on sorte de l’étable, crotté jusqu’à l’os ! Pleurant de rage sous la risée des autres ! Elle, elle aime bien ça, patauger dans cette chaleur épaisse, dans cette viscosité dont elle absorbe à pleins poumons les effluves. Elle voudrait pouvoir traire, elle aussi. Se caler, comme Moodie, contre le cul des vaches. Le cul de Moodie, il est tout aussi imposant que celui des bêtes ! Il déborde du tabouret sur lequel elle est assise. Et sa poitrine énorme, ça vaut bien le pis des vaches ! Peut-être que son mari, il fait de même avec elle le soir, lorsqu’il la retrouve dans son lit. Les hommes et les bêtes, c’est tout pareil. À la ferme, au moins on sait ça ! Le lait jaillit, mousseux. Instinctivement, elle passe la langue sur ses lèvres. Elle sent le goût d’herbe du lait tiède qui emplit ses narines. Les bidons se remplissent aussi, les vaches se bousculent à coups de croupes. Ça tinte et ça meugle. L’étable vit de sa vie à elle, avec ses rumeurs et son animation. Les cris et les rires des autres enfants la tirent à l’extérieur. Elle court à travers prés. Son bidon en alu miniature, empli de lait frais, oscille contre elle dangereusement. Elle est éblouie par la lumière, happée par l’air du soir. Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli |
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que de sens-sensualité dans tes textes Angèle ; ceux que tu écris et ceux que tu chines et nous offres..
je viens sur Terre de femmes faire une cure de vent sous la robe, de soleil sous les paupières
Rédigé par : sans moi | 14 janvier 2005 à 16:35