Ph, G.AdC
ENFANT, ELLE ADORAIT LES CABANES
Enfant, elle adorait les cabanes. Ils en avaient taillé plusieurs dans la chênaie. Il suffisait d’enjamber le ruisseau qui courait derrière la maison, d’écarter le rideau de branches qui faisait écran sur le monde et l’on était à l’abri des regards indiscrets. Elle, elle avait la sienne, contiguë à celle de son frère et de sa sœur. Ils passaient sans cesse de l’une à l’autre, se sentant partout chez eux. C’était leur monde, un monde secret où se tramaient des projets d’expéditions et des entreprises chevaleresques. C’est là qu’ils échafaudaient leurs plans de batailles. C’était le règne de l’ombre, un espace feuillu, épais, qui filtrait la lumière et les rumeurs. Ils y amoncelaient leurs trésors. Les épées de bois voisinaient avec les casseroles défoncées ; les livres écornés avec les frondes. Ils s’asseyaient sur les galets polis remontés du Verdon. Ils tenaient conseil dans la pénombre, aux heures chaudes de la sieste. Ils somnolaient, allongés sur de vieux coussins, bercés par le chant régulier du ruisseau et le pépiement joyeux des oiseaux au-dessus de leurs têtes. Elle rêvait.
Elle rêvait de grenouilles et de crapauds, ceux qu’ils traqueraient le soir à la lampe de poche. À leur peau gluante et pustuleuse qu’elle caresserait du bout des doigts, prise entre dégoût et fascination. À leurs regards suppliants et au rythme accéléré de leur goitre. À la détente électrique de leurs cuisses ; elle rêvait au moulin à hélice de bois qu’ils avaient posé un peu plus bas, à l’endroit où ils avaient construit leur barrage. Il faudrait aller vérifier si tout était en place, si tout fonctionnait. Elle rêvait à l’alpage où ils monteraient bientôt avec leur ami vacher. Ou au Verdon qui roulait ses eaux tumultueuses en contrebas du pré. Mais qui leur était interdit.
Quand soudain l’appel du dehors se faisait sentir, d’un seul mouvement ils étaient sur pieds. Commençait alors les folles cavalcades à travers prés. D’un peu partout, de la ferme voisine et des habitations dispersées, surgissaient d’autres enfants. Ils s’élançaient à l’assaut des talus, flagellant les ronces et les orties géantes tout en poussant des cris de Sioux et en rougissant au passage leurs mains du sang des mûres. Les aînés forçaient le passage. À chaque fois, ils s’aventuraient un peu plus loin, par-delà les limites autorisées par les adultes. Ils rejoignaient les grands sapins. De là, ils pouvaient surveiller l’arrivée vertigineuse des ballots de paille qui glissaient le long d’un câble et qui, partis quelques instants plus tôt des hauteurs de la montagne, venaient s’échouer à leurs pieds, dans un nuage de fétus voletants et d’insectes grillés.
En fin d’après-midi, couverts d’égratignures et d’écorchures saignantes, ils venaient se restaurer dans leur repaire. Ils guettaient les allées et venues de « Chapeau », la sorcière. La vieille paysanne sarclait son champ, le dos courbé en deux. Ils l’épiaient. Lançaient des hululements derrière son dos. Elle avait beau tournoyer sur elle-même, sa forte myopie et sa semi-surdité l’empêchaient de comprendre d’où provenaient ces signaux avant-coureurs de l’attaque qui se préparait au-dessus d’elle. Leur cabane dominait le champ de la vieille qu’ils s’ingéniaient à menacer. Malgré ou peut-être à cause de la peur qu’elle leur inspirait. Tout à coup, au signal convenu, ils s’élançaient. D’abord à l’assaut de leur « parachute » respectif, un arbre au tronc mince et flexible, qui n’attendait que le poids de leur corps pour plier. Puis, d’un bond, ils se propulsaient dans le champ de « Chapeau » en hurlant et en courant en tous sens. La pauvre vieille, éberluée, trépignait d’émoi. Trébuchait dans ses sabots. Les poursuivait de ses piaillements tout en brandissant sa pioche ou sa faux. Essoufflés, suants, mais satisfaits, ils regagnaient leurs « parachutes », grimpaient comme des chats le long des troncs argentés, s’enfonçaient dans le dédale des branches, à l’abri des malédictions de la vieille sorcière.
Elle prenait le temps de savourer les délices de leurs petites et savantes cruautés.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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et il fallait bien qu'elle revienne là ce soir à l'heure où tout est silence, il fallait bien qu'elle revienne là, pour se souvenir elle aussi de ce passé un peu lointain, de ce passé qu'elle n'a pas oublié et qui sommeille là au fond d'elle.
clem.
Rédigé par : clementine | 05 juillet 2005 à 00:43
oui, elle est revenue là, juste à cet endroit, elle savait bien qu'elle rencontrerait un peu de son enfance, elle le savait, et, elle s'est avancée tout près de la cabane, et, elle n'est pas entrée, elle a préféré rester dehors, et, elle s'est assise sur l'herbe et elle a regardé les arbres et elle a écouté les rires des enfants dans la cabane et elle a vu la vieille dame un peu tordue et elle aussi a eu peur de la vieille dame et elle a écouté le chant des oiseaux, et elle ne veut plus se souvenir, elle ne veut plus se souvenir et pourtant elle sait qu'elle reviendra là, à petits pas, et elle les écoutera rire et chanter et rire.
clem.
Rédigé par : clementine | 05 juillet 2005 à 00:46
oui, ma petite clem., elle est revenue, là, elle habite le silence, le silence de son clocher, et elle en a construit depuis des cabanes, toutes de guinguois, des cabanes en dérive de radeaux, elle se laisse aller à son émotion qu'elle confie à sa petite "ménagerie de lauzes", les geckos qui courent sur l'à-pic des murs, les lézards et sa hulotte préférée qui lui donne rendez-vous tous les soirs à la même heure sur le fil de la treille.
Rédigé par : Angèle | 09 juillet 2005 à 09:10