Elle lui dit : « Racontez-moi les cabanons ! »
Toujours elle lui parle de sa jeunesse, toujours elle lui parle du cabanon des pêcheurs. U magazinu, niché au creux des rochers, sous le village de la grand-mère Jeanne. À l’aplomb de la grande demeure familiale de Minerviu (Minerbio). Salaghja, un lieu mythique où souffle sa mémoire. Un nom magique humecté de sel. Elle, elle voudrait l’emmener là, l'emmener avec elle. À l’abri des regards. L’initier au jeu des sirènes. Salaghja. Pour obtenir « un visa de séjour », un séjour pourtant entre cousins, il fallait longuement négocier. Longtemps à l’avance. Avec le village tout entier. Une véritable affaire d’État, même pour une petite semaine ! Salaghja, l'expédition. Prévoir le ravitaillement. Les lampes de poche, les sacs de couchage. Les gourdes. Quelques ustensiles de cuisine. Le réchaud à gaz et ses recharges. Le matériel de pêche et de plongée. Les crèmes solaires et les lotions apaisantes. Les maillots de bain et les allumettes. Le jeu de tarot. Les bouquins. Préparatifs qui mettent les maisons du Cap en ébullition. Enfin, d’un village à l’autre, les petits groupes s’ébranlent, ils rejoignent le point de rendez-vous. Ils commencent la descente vers la crique. Après la sieste. Pour éviter les insolations et les dernières litanies des adultes. Qu’ils abandonnent à leur « maugréante » désapprobation. Ils marchent à la queue leu leu, en file indienne, unu filu l'altru, le barda sur le dos. Ils regrettent les temps des mulets et des ânes. Ils laissent derrière eux les dernières habitations encore assoupies de torpeur. Ils cheminent sur un sentier rocailleux, frangé de cactus et de figuiers. Ils dévalent entre les tombes blanches des ancêtres, au fil des pentes abruptes qui plongent jusqu’à la mer. Le soleil frappe encore et les herbes sèches grésillent du crissement des criquets. Ils n’ont bientôt plus, pour accrocher le regard, que les pans de montagne qui les encerclent. Et devant eux, la mer. Ils déboulent aux abords du cabanon, encombré de nasses à langoustes et de filets enchevêtrés. Il y a cette odeur grasse et poussiéreuse de maquis marin, de saxifrages et de salicornes incrustées dans la roche chauffée à blanc. Le cabanon est là, debout encore, dans sa pierre grise poreuse et érodée par le sel. Son idée de toiture : des enchevêtrements de joncs et de branchages ajourés. Une entrée sans porte, emportée par les tempêtes, une embrasure de fenêtre, ouverte sur le vide et sur les rochers. La table et les bancs rongés sont envahis de victuailles déposées à la hâte. Le hamac est déplié. Le paradis est là, qui déploie pour eux ses voiles haut tendues. Ils s’égaillent sur les rochers brûlants, plongent ensemble dans l’eau verte. Nagent d’une crique à l’autre. Des heures durant. Jusqu’au coucher du soleil. Ils s’ébrouent de bonheur. Bonheur de partager cette magie. Qui n’appartient qu’à eux seuls ! Beauté du ciel si bleu ; de l’eau si profonde ; des montagnes si aveuglantes ! Des senteurs du maquis marin ! Elle ferme les yeux et se laisse doucement dériver sur la crête des vagues. Elle retient en elle ce bonheur qui est sien. Depuis toujours. Qu’elle emportera avec elle, elle en est sûre, à l’instant de sa mort ! Au sortir du bain, chacun vaque aux occupations de la vie de la tribu. Les plongeurs rapportent poulpes et poissons. Les uns s’activent à la préparation du feu de bois. Les plus grands sont désignés d’office pour aller chercher l’eau fraîche à la source. Avant que ne tombe la nuit. La source, elle est là-bas, cachée dans une grotte profonde, difficile d’accès. Elle, elle n’aime pas aller à la grotte. Surtout seule ! C’est une anfractuosité sombre et étroite. Les vagues y roulent, s’y engouffrent et s’y brisent dans un fracas assourdissant d'écume. Un fracas effrayant. Elle, elle risque à tout moment de se rompre le cou sur la roche glissante. Au-dessus de l’à-pic. Elle a peur aussi du veau marin qui habite et hante la caverne. Elle a beau se dire qu’il est inoffensif, elle ne peut s’empêcher de trembler à l’idée d’un « nez-à-nez » avec le monstre. Cette histoire, elle la tient de l’oncle. Augustin, le vieux loup de mer. Cent fois il dit avoir croisé l’énorme pinnipède ! Pour autant, il n’en est pas mort ! Elle, en tout cas, préfère nettoyer les poissons. Armée d’une paire de ciseaux pointus et d’un énorme couteau, elle leur scie les nageoires. Elle leur déchire le ventre. Elle leur extirpe les boyaux. C’est fou tout ce que l’on trouve dans le ventre d’un poisson ! Même des crevettes, des crevettes grises, entières ! Elle plonge les corps évidés dans l’eau de mer. Les oblades, pageots, sars, saupes et rougets lui filent entre les doigts. Elle les rattrape de justesse. Il reste encore à les écailler. Avant de s’y employer, elle admire la palette des verts et des orangés ; des rouges et des bruns. Les écailles giclent. Cette fois, elle a fini. Elle rince les poissons à l’eau de mer. Elle les jette dans le seau pour la friture du soir. Sur la braise. Elle ne résiste pas au désir d’un ultime plongeon. Dans la féerie du soleil couchant. Le soir tombe brutalement. Une brise légère se lève et frôle ses épaules. Assis en rond autour du feu, ils dégustent en riant le fruit de leur pêche. Ils se disputent les derniers petits rougets. Ils n’ont bientôt plus entre les doigts que la fine arête centrale. Il fait nuit. Ils organisent la veillée. Ils chantent et se lancent dans les récits effrayants que leur inspire le décor lunaire. Leurs voix butent contre les flancs de la montagne et leur reviennent en écho. À l’entour, le paysage se fond progressivement dans un bleu d’encre noire. La découpe des rochers s’anime en de fantomatiques silhouettes. Sur la route, là-bas, très loin au-dessus d’eux, des faisceaux de lumière s’agitent et papillotent. Les vieux prennent le frais. L’oncle a sorti ses jumelles pour épier cette jeunesse écervelée. Les points lumineux disparaissent, laissant place au seul scintillement des étoiles. Au tard de la nuit, ils regagnent le cabanon de pierre grise. Les voix s’éteignent. Quelques rires fusent encore. Une dernière histoire surgit à l’improviste. Puis plus rien. Le souffle régulier des respirations juvéniles s’accorde au rythme sourd du ressac. Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli |
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Pas le même lieu. Pas la même histoire. Mais la Méditerranée... Et à vous lire une bouffée aigüe de nostalgie et de plaisir mêlés...
Amicizia.
Rédigé par : perhaps | 09 août 2005 à 15:49