Image, G.AdC
- « Alors, dit-elle. Quelles sont les questions auxquelles vous avez été soumise ? »
- « Le texte, le voici. C’est un extrait choisi de La Princesse de Clèves. »
- « Et la question d’ensemble ? »
- « L’intitulé en est : "Les Lumières" »
- « Allez-y, commencez. Je vous écoute. »
Elle a préparé les deux parties de son interrogation séparément. Plusieurs feuillets numérotés en rouge pour le texte de Madame de La Fayette. Plusieurs feuillets numérotés en bleu pour l’exposé sur les « Lumières ». Son exposé est clair, le plan serré et rondement mené. Elle a abordé les différents éléments, définitions, histoire, contexte politique, dans un ordre précis et bien construit. Elle n’a lésiné ni sur les grandes parties ni sur les sous-parties. Le tout est savamment orchestré.
L’interrogation a lieu en plein air, sous une tonnelle agréablement ventée. D’ordinaire, élèves et professeurs sont confinés des jours durant dans des salles de classe impersonnelles et déprimantes de grisaille et de chaleur intemporelle. Pour une fois, il y a un peu de piment et d’originalité. Il faut se rendre tout en haut du village. Le parcours est fléché. Les escaliers, aussi raides qu’arides, grimpent le long des murs dans des venelles tortueuses. Elle prend son souffle au bas de la première rampe. Elle ne veut pas perdre ses idées en cours de route. Il fait chaud et lourd en cette fin d’année scolaire et elle a choisi dans sa garde-robe une tenue légère et aérée. Il ne faut pas qu’elle se sente à l’étroit dans ses vêtements, sinon sa pensée se fixera inévitablement sur les bourrelets de son ventre et les enrobements de sa taille, qui gênent la bonne circulation des flux et des humeurs. Éviter à tout prix la dispersion, c’est cela qu’elle se dit tout en commençant sa montée escarpée vers les hauts du village. Se concentrer sur la page étudiée pour en saisir toutes les nuances, s’infiltrer habilement dans les réseaux qui se dessineront au fur et à mesure qu’elle pénétrera dans la texture même du texte. S’en approprier le cœur.
Alors qu’elle réfléchit sur la stratégie à adopter pour y parvenir, elle se heurte en aveugle à un vieux paysan. Elle s’excuse de sa maladresse et lui demande son chemin. D’un hochement de tête, il lui indique la tonnelle, là-haut, tout en haut, en surplomb des ruelles. Elle arrive essoufflée sur une esplanade en terre battue, chauffée à blanc par la réverbération. Elle s’installe, un peu surprise de constater qu’elle est seule en ce lieu. Où sont donc passés les autres candidats ? Où donc se cachent les professeurs ? Peut-être s’est-elle trompée de jour ? Ou de lieu de rendez-vous ? Elle prend place sur un banc de pierre et se met au travail. Elle n’a pas de mal à s’absorber dans le texte. C’est un texte qu’elle aime. Elle en savoure la dense économie. Comment l’auteur s’y prend-il donc pour fournir une analyse des sentiments aussi fouillée sans le recours habituel aux adjectifs ? Le peu d’adjectifs qu’elle rencontre sous la plume de la romancière, ce sont des adjectifs apparemment privés de toute subjectivité. Des coquilles vides qui ne résonnent que si l’on s’adonne à un démontage méticuleux d’horloger. Elle qui use et abuse d’adjectifs impressionnistes dont elle ne peut ni ne veut se passer, elle est admirative de cette extrême concision. Mais la grande romancière est unique en son genre. Et inimitable.
Elle a relu ses notes sur les « Lumières ». Drôle de question fourre-tout qui n’en est pas une. Il n’y a qu’à tirer un fil, le fil de la lettre L et tout vient à la suite. Les dates dansent un moment devant ses yeux éblouis de lumière puis se posent sur sa feuille, dessinant une chronologie fantaisiste dans laquelle elle se retrouve. Elle a fait de même avec les auteurs. Un coup de dés lancés au hasard et les voilà qui se rangent sagement l’un derrière l’autre, chacun prenant son tour. Diderot s’est emparé au passage d’un volume de L’Encyclopédie, tandis que Dumarsais et D’Alembert se sont casés de part et d’autre de leur maître, le « Soleil de Langres ». Il a tout de même fallu séparer Voltaire et Rousseau qui continuent à s’invectiver par-delà la mort en de violentes et inépuisables harangues. Kant a bien tenté – en vain - de calmer ces ennemis invétérés en leur servant sur un plateau sa vision du philosophe. Vision à laquelle, bien sûr, Alain Finkielkraut adhère totalement. Tout ce beau monde s’agite sous sa plume, faisant voler en éclats brillants les principes trop élitaires de la monarchie. Sous les diatribes des grands hommes prend forme l’amorce d’une société nouvelle, une société dans laquelle le peuple aura son mot à dire.
Exhortées par la gent masculine à rejoindre leur cénacle, les femmes arrivent à leur tour, Sophie Volland et Madame du Châtelet. Mais il y a aussi cette traînée, cette Thérèse Levasseur ramassée dans les ruisseaux nauséabonds de la capitale qui s’évertue à dilapider la semence et l'œuvre du père de la société future. Les beaux idéaux égalitaires trouvent en elle ses limites. La Levasseur est rejetée des cénacles. D’ailleurs elle n’y comprend goutte. Et aux divagations philosophiques sur l’homme naturel, elle préfère les joies tangibles que lui procure le palefrenier d’Ermenonville. Et puis, ce qui l’intéresse avant tout, c’est l’argent, et ce n’est certes pas les écrits de son fichu penseur de mari qui peuvent suffire à satisfaire ses rêves inassouvis de femme du peuple en mal d'embourgeoisement.
Elle en est là de ses élucubrations lorsque arrive son interlocutrice, un petit gabarit perché sur des talons aiguilles. Cheveux lâchés sur des épaules dégarnies, le professeur affiche un port savamment déluré, héritage semi-conscient d’une époque révolue. Elle s’assoit vis-à-vis d’elle, croisant haut les jambes que sa robe ultra-courte dénude aussitôt. Elle arbore aussi un décolleté avantageux et séduisant dans lequel son interlocutrice ne peut se retenir de plonger. L’autre saisit l’itinérance du regard. Mais ni l’une ni l’autre ne sont là pour songer aux possibles attractions des corps, ici rapprochés par les hasards de l’examen. Elles sont du même âge, l’une et l’autre marquées des stigmates de leur époque et de leurs années d’études aixoises. L’examinatrice donne la parole à son élève. Sa belle assurance fond dès le début de l’exposé. Elle se sent trébucher. Les mots qu’elle a couchés sur ses feuillets s’embrouillent. Elle passe sans transition du texte de Madame de La Fayette à son travail sur les « Lumières ». D’ailleurs, où est la cohérence entre les deux sujets ? Elle se rend compte maintenant qu’il n’y en a aucune. Elle aurait dû prendre son courage à deux mains et refuser ce sujet. Mais à quoi bon ! Elle est perdante d’avance. Ce n’est pas à elle de décider du bien-fondé des questions ni de la cohérence de leur formulation. Elle est bien placée pour savoir qu’elle n’a qu’à obtempérer. Un point c’est tout !
Elle réussit momentanément à s’abstraire des tentations fuligineuses de cette cuisse dégagée où vagabonde son regard et à ressurgir du vallonnement sinueux de ces seins dans lequel elle ne cesse de se fourvoyer. Elle finit par s’entendre articuler quelques notions pertinentes, aussitôt rattrapées par des pensées inadaptées à la situation. Les Bijoux indiscrets manifestent leur présence par de chuintants chuchotis. Sous elle, le désir de son sexe se fait plus présent. Les palpitations cnidaires de ses lèvres appellent celles de l’autre femme. Elle se met à l’écoute des vibrations tactiles de l’autre sexe. Il lui semble percevoir, derrière ses propres mots et sa propre voix, les tièdes balbutiements du sexe de l’autre qui se dandine maintenant sur l’arrondi de ses fesses. Et si elle osait, après tout ? Elle a envie de se rouler avec elle dans un corps-à-corps éperdu pareil à celui qu’elle a connu enfant avec cette camarade de classe qui, sous prétexte de jeu, l’avait propulsée par terre, sur le tapis du salon, troussant haut les volants de ses jupes, cherchant par-delà les rondeurs de sa culotte tendue sur sa chair alertée, le passage désiré vers des moiteurs illicites.
Elle brûle de s’enfoncer dans sa chair. Dans un instant, c'est sûr, elle la soumettra à son attente. Elle perçoit un fugace froncement de sourcil, un léger frémissement de narine, un plissé fugitif de la lèvre supérieure. Est-ce là un signe d’acquiescement ? Elle veut s’en persuader. Elle sent que le corps de celle qui lui fait face se prépare à la recevoir. Elle n’a pas besoin de fermer les yeux pour imaginer le sexe gonflé sous la lingerie de soie et sentir l’humide chaleur se répandre dans le velouté tendrement grumeleux des replis de sa chair. La grenade mûre se fend sous ses doigts, souple et abondamment humectée. Tandis que les feuillets couverts de sa réflexion littéraire, soulevés comme confettis par le vent, s’égaillent dans les hauteurs de la tonnelle, les tentacules de sa main, fouaillant la chair avide, arrachent aux profondeurs des entrailles soubresauts et sanglots. Avec les feuilles voletant au-dessus de leur tête, s’envolent les belles idées lumineuses des « Lumières ». Seuls continuent à s’affronter dans un embrasement de linge froissé les deux corps mordant la poussière, jointoyés dans leurs ondulations ophidiennes en une lutte intemporelle.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli