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07 janvier 2005

Giorgio Agamben/Écritures bustrophédiques


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Idée de la prose du philosophe italien Giorgio Agamben est une « chambre noire de l'esprit », selon la définition que donne Bertrand Schefer du mot Zibaldone. Un genre courant en Italie. Ce zibaldone ? Un sabayon d'idylles, au sens étymologique de « petites formes », « icônes » ou « ébauches ». Le « mélange » de ces idylles est organisé en une série de courts traités, répartis selon trois grandes lignes de force. Qui pourraient se résumer ainsi : Idée du langage, Idée du pouvoir, Idée de l’indicible. Chaque texte, forclos sur lui-même et sur la « théorie » qu’il aborde, assume les fonctions propres au genre concis et concentré dont il s’inspire : apologue, fable, énigme à décoder… Ainsi du premier de ces textes, intitulé « Idée de la matière ». « La matière de la langue » commence là où finit le langage :

« Qui n’a jamais atteint, comme en rêve, cette substance ligneuse de la langue que les anciens appelaient silva (forêt), demeure prisonnier de ses représentations quand bien même il se tait ». Il en est de même pour ceux qui reviennent à la vie après avoir basculé dans « une mort apparente » : « ils n’ont rien à dire sur la mort, mais ils trouvent matière à des fables merveilleuses et des récits sans fin, - sur leur vie ».

Le second texte, dédié à Jean-Claude Milner, professeur de linguistique à l’Université de Paris-VII, est intitulé « Idée de la prose ». Texte fascinant qui fonctionne en creux : pour tenter de se faire une « Idée de la prose », l’auteur s’appuie sur le vers. Curieuse approche : paradoxale et séduisante. En effet, qu’est-ce qui distingue la prose du vers ? Qu’est-ce qui en fait sa spécificité ? Pour le savoir, c’est le vers qu’il faut interroger ! Selon Giorgio Agamben, entre ces deux formes de langage, le seul élément discriminatoire est l’enjambement.

« Qu’est-ce qui est en jeu dans l’enjambement, au point qu’il gouverne ainsi le mètre du poème ? L’enjambement révèle une non-coïncidence, un décalage entre le mètre et la syntaxe, entre le rythme sonore et le sens, comme si (contrairement au préjugé répandu qui voit dans la poésie le lieu d’une parfaite adéquation entre le son et le sens) le poème ne vivait que de cet intime désaccord. Dans l’instant même où le vers, défaisant un lien syntaxique, affirme sa propre identité, il enjambe irrésistiblement, comme l’arche d’un pont, l’espace qui le sépare du vers suivant, pour saisir ce qu’il a rejeté au-devant de soi : il ébauche une figure prosaïque, mais d’un mouvement qui prouve sa propre “versatilité” ».

Sous la plume d’Agamben, l’enjambement se concrétise : il devient visible et sonore. Lisible même jusque dans les mystères de « l’écriture bustrophédique ». Expression qui renvoie le langage à son « allure originelle, ni poétique ni prosaïque, mais essentiellement hybride à l’image de tout discours humain » !

La lecture de ce traité de poétique - titre du second texte qui a donné son titre à l’ouvrage tout entier -, éclaire en partie l’illustration muette qui l’annonce : un musicien en action (un joueur de flûte) et face à lui, des gymnastes nus. Le premier de la file exécute un saut en hauteur, bras tendus vers le ciel. Jambes repliées sous le corps. Les deux autres, droits et fermes attendent, immobiles, leur tour. Le moment de s’élancer, comme le gymnaste qui les devance, afin sans doute d’accomplir dans le saut une forme d’enjambement de l’espace, qui s’imprime dans le suspens. Une fois son exploit accompli, le gymnaste retourne sur ses pas, dessinant une courbe qui se prolonge en une ligne droite. Les enjambements se démultiplient, comme mis en abyme. Prenant une forme à la fois différente et pareille. Selon qu’il s’agit de la courbe dessinée par les jambes repliées sous le corps, de la courbe effectuée par les bœufs dans le champ labouré de sillons ou de la courbe des gymnastes ébauchée sur eux-mêmes.

Comme pour souligner encore cette « idée », les « figures » des trois jeunes gens sont enveloppées d’une écriture dite en boustrophédon (mot-valise composé des mots grecs « bous » : « le bœuf » et « strophê » : action de tourner/strophe). Semblable aux sillons creusés dans la terre par les bœufs de labour, qui reviennent en boucle sur leurs pas paisibles pour tracer d’autres lignes identiques, cette écriture métissée de phénicien, d’étrusque et de grec archaïque est une métaphore bucolique, parfaite et exaltante de l’enjambement. D’autres enjambements inattendus surgissent d’une structure à l’autre, d’un traité à l’autre, d’une idée à l’autre. Idée de l’amour /Idée du pouvoir. Idée de la muse/Idée de la musique. Idée de la justice/Idée de la honte. Idée du langage/Idée du silence. Idée de la mort/Idée de la lumière… Ce qui est en jeu dans cet ouvrage, c’est l’idée même de l’Idée.

Comment rendre vraiment compte d’un tel ouvrage ? De la réflexion protéiforme, lointaine et profonde qui en émane ? On pourrait s’interroger sans fin sur chacun de ces textes, pris un à un. Chaque traité constitue à lui seul un monde en apparence clos, qui ouvre pourtant la pensée sur des perspectives nouvelles. On pourrait aussi tenter d’approcher - par une lecture horizontale - ce qui noue et relie chaque texte l’un à l’autre, dans une figure linéaire de la concaténation ; puis élargir progressivement l’exercice à l’ensemble de l’ouvrage. Enfin passer d’une lecture horizontale à une lecture verticale. Et refermer le livre sur le silence.

Giorgio Agamben, Idée de la prose, Christian Bourgois, 1988, rééd. 1998.


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