Le
31 janvier 1956, le cinéaste français
Alain Resnais reçoit le prix « Jean Vigo » pour la réalisation de son film
Nuit et brouillard.
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UN HIVER 58
Elle se souvient de ce jour d’hiver triste et gris. Un jour privé de mistral. Un jour de classe pareil aux autres. Avec au programme de la matinée, le cours de sciences naturelles. Et la dissection de la grenouille. Un jour de jeu chloroformé. Elle se souvient de ce jour-là. Des professeurs assemblés dans le hall d’entrée du lycée. Plus silencieux qu’à l’ordinaire. À peine des chuchotis. Des élèves alignées deux par deux, attendant en silence. De l’entrée de Madame la directrice. Qui distribue des ordres, échange à voix basse quelques propos avec ses collègues. Des rangs qui se resserrent puis s’ébranlent. Se dirigent vers l’escalier d’honneur. Jusqu’à l’amphithéâtre. Le « grand amphi » réservé à la distribution des prix de fin d’année.
Aujourd’hui, c’est le jour des classes de cinquième. Les cours de la matinée sont annulés. Suspendus. Pour une raison qui lui échappe. Il n’y aura pas de dissection de la grenouille blanche étirée dans son bocal de formol. Pas de chahut avec le professeur en blouse blanche non plus. Elle l’aperçoit dans le groupe des accompagnatrices. Semblable en tous points, par le nom qu’elle porte et le physique simiesque qui est le sien, aux grands singes empaillés et ricanants. Qui trônent empoussiérés parmi les squelettes et les crânes de la salle de sciences. Pas d’arrêt fasciné devant les silex et les os numérotés, étiquetés, classés. Rutilants derrière leur vitre.
Le grand amphithéâtre leur est ouvert, transformé en salle de cinéma. C’est bien la première fois que cela se produit ! Elles échangent entre elles des regards interrogateurs. Mais ses camarades de classe n’en savent pas plus qu’elle. Elles prennent place dans les gradins. Devant l’écran. Blanc. Puis Noir. Soudain l’écran affiche des lettres constellées de zébrures. Le grésillement de la pellicule troue le silence. Un titre s’affiche en noir et blanc. Nuit et Brouillard. Elle ne s’attendait à rien de précis. Mais d’emblée, elle reçoit les terrifiantes images de plein fouet. Elle ne comprend rien. Sa stupeur est totale. Elle est figée sur son siège. Instinctivement, elle s’agrippe à la main amie de sa camarade. Elle lit pour la première fois le nom d’Auschwitz. Où est-ce ? C’est lugubre. Elle pénètre avec la caméra dans un camp flanqué de miradors. Elle découvre les barbelés et les baraquements. Elle découvre, pour la première fois, la promiscuité des corps désemparés. L’étoile jaune sur la toile rayée du pyjama informe. Elle découvre la vie au camp. La vie de ceux et celles qui vivent là. Entassés sur des lits de bois superposés. Sans matelas ni couvertures. Pourquoi ? Elle découvre le labeur et la souffrance dans la neige et la boue. Les coups qui font tomber les plus affaiblis. Et les tortures infligées aux autres à titre d’exemple. La queue pour se rendre, sous le vent coupant de l’hiver, à la soupe. Le seul point vivant de chaleur. Une soupe glaireuse mais fumante servie dans des gamelles en fer blanc. Une louche par corps. Avalée et lapée à même l’écuelle. Elle découvre les crânes rasés. Les regards vides et hagards de ceux qui n’ont plus de nom. Et qui ont faim. Cette maigreur des corps transis. Et les numéros tatoués sur les bras squelettiques. Pourquoi ?
Des numéros pareils à celui qu’elle a vu, un jour de grande chaleur marseillaise, sur le bras de son professeur d’anglais. Elle était en sixième alors. Elle avait posé la question autour d’elle. Il lui avait été répondu que, sans doute, son professeur était juif. Cette réponse était restée une énigme dont elle n’entendit plus parler. Maintenant elle savait : c’était donc cela être juif. C’était être réduit à l’incompréhension muette de corps déshydratés. Tremblants et grelottants. De froid et de terreur. Elle découvre des trous immondes où s’amoncellent chaussures et sacs. Cheveux et dents. Elle ne comprend pas. Elle découvre les douches où s’entassent bientôt des corps déchus aux yeux exorbités. Corps aussitôt entassés dans des bennes puis déversés dans d’autres trous plus profonds encore. Elle découvre les corps nus. Basculés pêle-mêle. Elle en éprouve, au plus aigu de sa chair, la cadavérique flaccidité. Bras et jambes s’entremêlent aux bras et jambes. Les têtes heurtent d’autres têtes. Qui est qui ? À qui sont ces corps sans nom ?
Pendant ce temps-là, la vie continue, avec sa soupe glaireuse, ses longues marches dans la neige et la boue. Ses sommeils sans rêves. Sa marche inéluctable vers les couloirs des douches. La chaleur enfin. La fin définitive de l’enfermement. La dernière épreuve. Ce qui reste de vivant a compris. L’Enfer est là au bout du couloir. À portée de corps. Comme seule issue. Elle comprend, elle aussi, que cet Enfer-là a existé ! Qu’il a été conçu, qu'il a été réfléchi par d’autres hommes. Ceux-là mêmes qui hurlent des ordres incompréhensibles. Circulent dans le camp en toute liberté, bottés, casqués et gantés. Bien nourris, satisfaits du travail accompli avec précision. Et rigueur. Selon les règles établies. Qui vivent et rient au milieu des morts-vivants qui sont leur œuvre. Pour qui le silence de la mort n’est qu’un jeu. Le rideau tombe sur Auschwitz.
C’est cela, pour elle, Nuit et Brouillard. Le symbole de l’« Humanité déchue ». Elle avait onze ans. Rien, jamais, ne sera plus comme avant.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
En contrepoint de ce texte bouleversant, je propose de lire un poème de Charlotte Delbo, poète beaucoup trop peu connue et à qui mon ami Laurent Grisel donne une juste place sur son site poésieschoisies.
Rédigé par : Florence Trocmé | 31 janvier 2005 à 17:21
Un reportage à la fois émouvant et effrayant sur la Cinq hier. Des enfants cachés, des enfants sauvés par le hasard et oubliés par la guerre et par la Mémoire, décidaient au soir de leur vie de profiter d'un printemps pour aller à Auschwitz et découvrir le lieu, voir, sentir, imaginer l'endroit où leur père, mère, frère, soeurs avaient disparu, en vingt minutes.
Des témoignages qui parlaient du besoin vital de fabriquer des images, de croire que les cendres, les ossements des leurs étaient sous l'épais tapis vert qui a remplacé la boue, de croire que dans l'odeur de fleur et de feuilles, il reste le témoin olfactif de l'odeur des leurs.
Ces enfants ont un autre point commun: ils sont polonais, né en Pologne et venu vivre en France avec leur famille peu de temps avant le début de la guerre. Alors ils veulent retrouver les racines, retisser le lien lacéré par les nazis. Certains sont chanceux comme ce Monsieur Franck qui va retrouver la trace écrite de ses grands parents, de ses arrières grands parents, retrouver la mémoire de ce qu'on lui a dérobé. Ses yeux, ses yeux si tristes, se sont illuminés, une rougeur a envahi ses joues, comme un enfant qui découvre le plus beau des trésors.
Mais il y avait aussi les mémoires qui se refusaient, celle de ces polonais craignant que les juifs viennent reprendre leur maison et qui en devenaient agressifs, petits, mesquins, comme cette femme qui ne cessait de demander pourquoi la caméra tournait, pourquoi on filmait sa maison, alors, et elle l'a répété au moins trois fois, que cette maison avait été construite après la guerre. Les regards fuyant devant les photos, les mémoires qui se dérobent, et cet antisémitisme polonais toujours présent, latent, l'ombre noire sur ce printemps de la Mémoire.
Ce reportage m'a confrontée à cette étrange réalité. Ces enfants qu'on a caché et dont les familles ont disparu dans la Nuit et le Brouillard, combien ont réussi à retrouver les racines, retisser les liens fracassés? Ce visage heureux devant un simple morceau de papier, les larmes de cette femme à qui on a refusé la visite d'un appartement, le seul qu'elle a connu avant le ghetto de Varsovie, les tentatives désespérées de cet autre pour rappeler sa Mémoire devant les murs salis de slogans antisémite...comme il y a 65 ans. Cette tentative du groupe dans le grand cimetière juif de Varsovie de retrouver un nom sur une tombe. Mais ces tombes perdues au milieu de la végétation, dévoré par les arbres, les herbes folles, les fleurs des champs, ce cimetière, n'est plus un lieu de mémoire, il n'est que le témoignage buccolique d'un drame et d'un ressentiment polonais mal digéré.
La Mémoire...
Rédigé par : Hecate | 31 janvier 2005 à 18:36
Billebaude en cette fin de vacances: je découvre ce témoignage, fort, qui me rappelle à différents égards ma propre découverte de "Nuit et brouillard" - âge, perceptions,surtout ce sentiment d'évidence que quelque chose vient de basculer.
Très simplement, merci.
Rédigé par : Sylvie-E. Saliceti | 29 août 2011 à 13:02