Source
À JULES MICHELET
Croisset, 26 janvier [1861].
[…] Quel admirable livre que La Mer ! […] C’est une œuvre splendide d’un bout à l’autre, qui a l’air simple et qui est sublime. Quelle description que celle de la tempête d'octobre 1859 ! quel chapitre que celui de la mer de lait, avec cette phrase exquise à la fin : « De ses caresses assidues […] la tendresse visible du sein de la femme […] » ! Vous nous donnez des rêveries immenses avec l'atome, la fleur de sang, les faiseurs de monde ! Il faudrait tout citer ! Vous faites aimer les phoques. […]
On dirait que vous avez fait le tour du monde sur l’aile des condors, et que vous revenez d’un voyage dans les forêts sous-marines. On entend le murmure des grèves. C’est comme si l’eau salée vous cinglait à la figure. Partout on se sent porté sur une grande houle.
Et ce qui n'est pas magnifique est d'une plaisance profonde, comme ce petit roman de la dame aux bains de mer, si fin et si vrai ! […] dans un coin de votre livre j'ai retrouvé les soleils de mon adolescence.
N'importe, même dans les jours de défaillance, à un de ces lugubres moments où les bras vous tombent de fatigue, quand on se sent impuissant, triste, usé, nébuleux comme le brouillard et froid comme les glaçons qui craquent, on bénit la Vie, cependant, s'il vous arrive une sympathie comme la vôtre, un livre comme La Mer. Alors tout s'oublie. — Et de ce haut plaisir il reste peut-être une force nouvelle, une énergie plus longue.
Permettez-moi donc, Monsieur, de serrer cordialement, avec un frémissement d’orgueil, votre loyale main, qui est si habile, et de me dire (sans formule épistolaire)
tout à vous
Gustave Flaubert
Gustave Flaubert, Correspondance, III, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, pp. 142-143. Édition établie par Jean Bruneau.
Commentaires