Topique : Jeanne
Catégorie Rêves de femmes
(hommage à Hélène Cixous)
VOYAGE HYBRIDE
Cette nuit-là a commencé par un rêve. Elle a revu le visage de l'oncle, dans toute la netteté de ses traits. Sa tête de Corse au teint mat, son nez droit, ses pommettes haut saillant, son épi sur le front. Son visage racé aux yeux de braise, son profil d’oriental.
Depuis toujours, depuis sa petite enfance, elle est persuadée qu’elle descend comme lui des rois mésopotamiens ou même assyriens. Elle se dit qu’elle reviendra sur ce sujet. Plus tard. Cette nuit-là, elle a revu son oncle rajeuni par son rêve. Elle est la jeune fille qui le conduit, lui l’adulte, le long des sentiers, à travers les oliveraies et le maquis pour lui faire redécouvrir la maison familiale. En contre-plongée. Vue des pentes se déversant sous le hameau. Mais quelle maison ? Celle de Canari ? Celle de Minerviu ? Celle de sa grand-mère Jeanne ? Celle de son grand-père, le Commandant B. ? Ce n’est ni tout à fait l’une, ni tout à fait l’autre. Mais une combinaison étrange des deux. Une maison hybride en quelque sorte, qu’elle retrouve sans cesse dans ses voyages nocturnes. Elle l’aime cette maison de ses rêves, elle est sienne. C’est la maison de la réconciliation, de la symbiose familiale. Irréelle et illusoire. Dont seuls ses songes rendent l’existence possible.
Ils marchent dans les hautes herbes grillées de soleil, entre les tiges d’asphodèles et les buissons de myrte, réveillant sauterelles et criquets qui s’éclipsent sur leur passage. De temps à autre, ils s’arrêtent pour surveiller la maison. Cette solide bâtisse, haute et carrée, massive. Un peu sévère aussi malgré la présence d’un élégant balcon. L’on peut y deviner, si l’on y prête quelque attention, les initiales de leur ancêtre entrelacées dans les torsades du fer forgé. Ils vont, toujours devisant tous deux. Elle lui pose des questions sur la famille, ses origines, ses complexités. Ses drames secrets. Il apporte les éclaircissements dont elle a besoin pour comprendre sur quelles fondations est bâtie sa propre vie. Ils philosophent. Attentifs l’un à l’autre. Ce qui n’est pas chose courante dans leur famille. Est-elle si sûre qu’ils ne sont que tous les deux ? Il lui semble avoir entrevu une troisième silhouette qui les a rejoints et les épie, cachée par les taillis. Peut-être est-ce celle de son jeune frère ?
Elle a pour lui une grande tendresse, qu’elle est incapable de lui dire. Elle voudrait tendre la main vers sa nuque, dans un geste de caresse, mais elle n’ose. Elle ne sait pas. Elle sait seulement qu’il lui préfère sa sœur, depuis toujours. Il a dû sentir quelque chose. Il se retourne. Il pose sur elle un regard plein de mélancolie. Elle frémit. Que sait-elle au juste de lui ? Pas grand chose ! Des bribes qu’elle tente de rassembler pour recomposer le puzzle de cette vie qui n’est pas la sienne mais qui en fait partie,... pourtant ! Elle partage avec lui ce fond de souffrance qui leur vient de l’histoire de leur famille, de Jeanne et de P. De ce terrible mariage entre Canari et Minerviu. Elle sait aujourd’hui que tout vient de là, de cette erreur-là, dont ils portent ensemble les cuisants stigmates.
Ils déambulent maintenant dans une immense demeure, passant silencieusement d’une chambre à l’autre, d’un vestibule à un corridor mystérieux. De l’ombre feutrée des salons à la terrasse éblouissante de lumière. Ça sent la cire et la poussière. L’oignon séché et les fruits mûrs. Ça sent les figues qui reposent, gonflées de chair voluptueuse, dans les paniers. Ensemble, ils montent d’un même pas dans les hauteurs de la maison. La belle horloge est toujours-là, à l’angle de l’escalier. La rampe ouvragée la guide. Elle aime en éprouver la rugosité sous ses doigts. Sa main s’immobilise un instant sur les boules d’or. Elles emplissent sa paume, rutilantes et lisses. Ils arrivent là-haut dans les greniers transformés jadis, elle ne sait quand, en pièces habitables. Peut-être lui, se souvient-il. Elle voudrait lui demander. Lui poser la question qui la préoccupe. Celle de la soupente.
Que veut-elle dire au juste ? Elle raconte, l’histoire de Jeanne, « la pisseuse », la quatrième fille de Philippine, laissée à l'abandon, dès sa naissance, sous la soupente du legnaghju, où on l'avait « remisée ». Jeanne, l’in-désirée. Sa grand-mère au visage triste. Cette femme « dolorosa », sa mère à lui, dont il ne sait pas parler, dont sa mère a bien du mal à lui parler aussi. Toujours elle lui parle de Pierre, son père. Comme si Jeanne n’avait pas eu d’existence propre. Jeanne, dont elle porte aussi le prénom.
Ils passent, silencieux toujours. Il y a là, accrochés aux murs, les portraits sévères des ancêtres. Leurs noms oubliés, dès que sa mère ne sera plus là pour les lui redire. Les lui confier en héritage. Il y a les coffres de marins, des trésors à exhumer ! Un sabre, des épaulettes. Un casque de soldat des tranchées, des boutons dorés de capote, abandonnés à leur inanité. Abolis. Des guêtres, des jumelles. C’est un voyage à l’envers qu’ils refont ensemble, un voyage hybride, lui aussi.
Soudain ils butent sur des mottes de poussière. Un cadavre minuscule de souris se détache des gravats. Les ailes cartonneuses d’un oiseau mort se désagrègent sous le heurt du pied léger. Ils grimpent maintenant entre les poutres. Ils s’accrochent à des poulies. Les marches de bois craquent sous leur poids. Les échelles se dérobent à leur prise. Les barreaux chancèlent. Ils sont au cœur du labyrinthe. Ils s’accrochent comme ils peuvent. Leurs pieds hésitent. Ils entendent des voix d’enfants qu’elle ne connaît pas. Des voix sûres de jeunes garçons. Des voix plus apeurées, de filles. Ils se croisent, mais elle ne les distingue pas vraiment. Derrière elle, elle sent une petite main qui s’accroche à elle. Elle lui tend la sienne. Trop tard. Il est trop tard. Leurs mains se sont à peine effleuré. La grande n’a pas eu le temps de prendre la petite dans la sienne. Le corps de la fillette passe en virevoltant entre les enchevêtrements piranésiens des poutres, la laissant, elle, à son cri et au déséquilibre d’une mort annoncée.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Voir aussi : - (sur Terres de femmes) Jeanne et Angèle ; - (sur Terres de femmes) La soupente ; - (sur Terres de femmes) Dans le nid le nœud. |
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