L'ombre d'Angèle devant le tombeau de famille
VISITE CHEZ LES MORTS
C’est l’après-midi de sa visite chez les morts. En surplomb sur la route de corniche, elle longe la mer. Le maquis baigne dans une douce chaleur printanière. Elle prend le temps de respirer. L’odeur de fenouil et d’œillet sauvage gonfle ses narines. Elle s’emplit les yeux de lumière. Elle s’arrête devant le « voile de la mariée ». La cascade irisée déboule de la montagne. Elle disparaîtra sous terre, dès les premières offensives de l’été, emportant avec elle le mystère de son éclat et le fracas joyeux de ses eaux. Le vallon verdoyant s’éteindra dans le silence jusqu’aux premières pluies d'automne.
Sur la route de Cunchigliu
« Le voile de la mariée »
Elle arrive au village des morts. Elle flâne distraitement aux abords des ruelles. La maison haute veille, silencieuse. C’est l’heure où les tantes se recueillent dans l’assoupissement de leur grand âge. Elle se dirige vers la maison des morts. Une première grille grince sur ses gonds. Elle remonte l’allée de cyprès. Ses pas la guident vers la porte de bois. Les gonds du lourd battant gémissent sous la poussée. Elle reconnaît le corridor étroit, mais n’en distingue pas le fond. Elle cligne des yeux pour s’habituer à la pénombre. La lumière du jour a disparu. Et avec elle, toute forme de douceur. Un silence figé et glacial enveloppe son corps d’intruse. Elle tente une caresse sur les noms de ceux qui sont là. Des noms oubliés. Des noms lointains dont elle entraperçoit un vague écho dans sa mémoire. Pourtant, peu à peu, les voilà qui s’animent, pris d’un fébrile désir de sortir de leur anonymat. Ils lui soufflent au visage une haleine intemporelle. Elle continue d’avancer entre les caveaux superposés. Les lettres dansent, déformées par son regard d’absente. Elle s’enfonce dans un noir de plus en plus noir, dans un froid de plus en plus froid. L’air se raréfie autour d’elle. Elle marche en apesanteur. Elle perçoit des crissements ténus. Elle se retourne. Rien ne bouge. Partout la même immobilité glacée. Sauf peut-être pour une feuille morte dérangée par le courant d’air. Elle entend les voix ancestrales qui susurrent des plaintes vagues, chuchotent de vagues appels. Elle se laisse entraîner plus avant par les gémissements lents qui filtrent à travers les rainures des cercueils. Elle parle à chacun, dans sa langue secrète. Elle console les uns et raconte aux autres le monde des vivants. Elle leur dit le soleil et la mer, l’odeur persistante des chèvres et des oliviers. Elle leur dit de prendre patience. Que d’autres bientôt viendront les rejoindre, qui leur donneront des nouvelles récentes de la vie de là-bas.
La galerie se resserre, l’étreint dans ses sinuosités. Elle salue le défunt le plus récent. C’est le frère de sa grand-mère Jeanne. Augustinu. Il a laissé sa veuve inconsolée, de l’autre côté de la grille. Elle qui l’a veillé nuit et jour en priant pour son rétablissement. Que va-t-elle devenir sans lui ? Dans cette maison devenue trop grande pour elle. Terriblement vide soudain ! Elle se laissera mourir pour le rejoindre au plus vite. Il dit qu’il l’attend, qu’il a emporté avec lui les mots d’amour qu’elle lui murmurait en le caressant. « Mon chéri, mon chéri, je t’en supplie, ne m’abandonne pas ; reste encore un peu avec moi ! » Elle, la discrète, qui ne disait jamais mot, qui trottinait tout au long de la journée avec ses secrets et ses silences. La voilà qui lui confie cet amour qu’elle avait au fond du cœur depuis le jour lointain de leurs épousailles. Il a emporté avec lui ce déchirement, cette souffrance. Et bien d’autres encore que les murs épais de la maison ancestrale semblaient ne jamais devoir livrer. Mais dont elle, l’intruse, a entendu chuchoter l’histoire.
Si elle l’interroge, lui, son grand-oncle, c’est qu’elle a besoin de savoir. Besoin de comprendre. Est-il vrai qu’il a été tellement attendu, tellement désiré, cet enfant-là, qu’à sa naissance grand-père François est allé sonner lui-même le carillon de l’église ? Oui, après quatre filles, comment aurait-il pu en être autrement ! Cela, elle l’a entendu cent fois raconter par sa propre mère, la fille cadette de Jeanne.
Philippine, l’épouse de François, se tordait de douleur et de désespoir à chaque nouvelle naissance. Terrifiée à l’idée de déclencher encore les foudres de son mari. Honteuse de son incapacité à satisfaire ce désir d’héritier mâle qui le taraude depuis toujours. Quatre filles. Rose, Elisabeth, Emma et Jeanne. Et Jeanne, la quatrième fille, quelle vie a donc été la sienne ? Elle, dont on ne voulait pas? Cette question la hante, mais lui, Augustinu, il ne sait pas. Il sait seulement qu’il a été choyé, lui. Lui, le petit dernier qui a libéré sa mère de la malédiction et rendu à son père l’honneur que cette succession de filles lui avait ôté. Il sait qu’il a été aimé de ses parents et de ses sœurs.
Mais elle, l’intruse, la curieuse, elle le pressent depuis longtemps, ce qu’a été le sort de sa grand-mère Jeanne. Elle l’a compris du jour où elle a commencé à interroger les photos disséminées dans les albums. Pourquoi tant de tristesse sur ce beau visage qu’elle n’a pas connu ? Pourquoi ce silence, dès que l’on évoque Jeanne? Jeanne la mal-aimée, qu’elle porte avec elle dans son prénom ! Pourquoi s’obstine-on autour d’elle à nier que la plus jeune des quatre sœurs a été abandonnée dès sa naissance sous la soupente à bois (le legnaghju) du grenier ? Que son père ne voulait ni la voir ni l’entendre ! Qu’il refusait d’entendre parler d’elle ! Et Philippine, la mère, comment pouvait-elle supporter de tenir son enfant à l’écart de la vie familiale ? Quelle pouvait bien être sa vie à elle, l’étrangère privée de rejeton mâle ? Une vie de femme austère et mutique. Partagée entre sa marmaille et les travaux des champs. Pas le temps de s’attarder sur Jeanne. Pas davantage sur les autres.
Mais alors, comment savoir ? Comment distinguer Jeanne ? De Rose, l’aînée, tranquille et sage, d’Emma l’intellectuelle, d’Elizabeth la « spiguta » ?
Tout cela lui paraît bien obscur à elle, la petite fille de Jeanne. La curieuse. Le peu qu’on veut bien lui dire de sa grand-mère, c’est par son insistance qu’elle l’obtient. De sa mère qui se dérobe sans cesse à ses interrogations, elle finit par obtenir des bribes sur Jeanne. La déshéritée. La soumise. La silencieuse. Jeanne la taciturne. L’oubliée. Reléguée sous la soupente du grenier, puis éloignée définitivement du berceau familial par son mariage. Evincée. Mais, lui Augustinu, lui qui a été l’objet de toutes les passions, de tout cela il ne sait rien ? Du moins fait-il mine de ne rien savoir. Sait-il seulement ce qui se dit sur lui ? Lui livrera-t-il, à elle, la curieuse, le secret d'amours incestueuses ? Niera-t-il que ces amours-là ont été préméditées et concoctées par sa propre sœur. La machiavélique qui veille sur l’avenir du patrimoine familial. Et qui veut obtenir de lui une descendance digne de la maison ! Emma, justement, est là, elle aussi, pas très loin. En vis-à-vis de son frère. Par-delà la mort, elle continue de tirer les ficelles. Et elle, l’intruse, elle salue la vieille demoiselle. Elle se souvient du temps encore tout proche où elle rendait visite à sa grand-tante courbée en deux. Elle en avait peur mais elle se gardait bien de le lui montrer. Et elle l’admirait en silence. C’est qu’elle régentait le village et son autorité rayonnait bien au-delà de ces quelques maisons haut perchées sur leur rocher en bec d’aigle. Elle avait acquis, par mimétisme sans doute, le même profil aigu que le pic sur lequel elle avait vécu. La même silhouette décharnée. Inquiétante. Mais d’Emma non plus, elle n’a rien pu obtenir. Tant pis. Elle a tout son temps. Elle reviendra la voir jusqu’à ce que la vieille se décide à cracher ses secrets.
Elle en a assez entendu pour aujourd’hui. Elle rebrousse chemin, l’intruse. Résiste aux voix qui la hantent, échappe de justesse aux bras qui se tendent vers elle pour la retenir. Les noms s’effilochent, emportant avec eux leur histoire. Les morts retournent à leur vie sans âme, à leur solitude blême. Elle regagne l’allée de cyprès. Paisible, immobile. Elle danse à cloche-pied dans le soleil finissant.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Voir aussi : - (sur Terres de femmes) Jeanne et Angèle ; - (sur Terres de femmes) Emma ; - (sur Terres de femmes) La soupente ; - (sur Terres de femmes) Dans le nid le nœud ; - ( sur Terres de femmes) Voyage hybride. |
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sur l'allée des morts cherchant nos mots nous creusent
nos pères la tête d'odeurs pleins
de coups tournant le dos pour ne
pas voir les larmes marchant vers le soleil comme entre
les épis dans un champ de maïs
l'un après l'autre les danseurs tombaient et aussitôt
se transformaient en pierres
nous mangions un feu sombre ches les chasseurs
roulant des galettes en inventant
notre aventure tournant plus
que nos danses anciennes nous quittons ce lieu qui porte
notre nom maintenant et où notre image
vieillit l'orage pénètre un
éclat de montagne dans la mer pendant que les dieux
pleurent et fuient sauterelles rattrapées par
les flammes
Henri Meschonnic, Légendaire chaque jour, Gallimard 1979, p. 45.
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Rédigé par : Florence Trocmé | 26 décembre 2004 à 16:05
LE TEMPS S'ENFUIT
Sais-tu ivresse, que le temps vulgaire s’est enfui ?
Sans frapper mon âme ce traître s’est perdu...
Par l’indifférence, il s’est reconnu vaincu !
Cette nuit sans doute fêtons ensemble le début de la vie ...
Mon âme sœur, que dirais-tu d’y inviter la folie ?
Notre amie sincère, notre être superflu de l’oubli...
Ou encore, aller vers sa rencontre joyeusement absolue !
Ma tristesse, de cette folie, que penses-tu ?
N’est-il pas bon de faire un tel deuil ?
De pleurer ainsi la joie d’un départ pluvieux...
Du vent... et de cette absence du temps !
D’un temps trop vieux !
Amicizia
Guidu ______
PS : «Des noms oubliés.»
Rédigé par : Guidu | 13 septembre 2006 à 16:20