Vagabondages et fragrances.
Image, G.AdC
VAGABONDAGES ET FRAGRANCES
Elle prend le train tôt ce matin-là. Il fait beau, mais un peu frais. La journée s’annonce agréable. Elle en savoure par avance tous les bonheurs. Elle va à sa rencontre. Elle attendra Laure. Elle l’attendra au bar du Lutétia, leur lieu de rendez-vous depuis qu’elles se connaissent. C’est aujourd’hui l’anniversaire de leur rencontre. Une rencontre étrange, sur la toile. La circumnavigation pirate des temps modernes.
Elles iront au Palais Royal. Elles entreront dans les Salons du Palais-Royal, l'écrin-parfumerie de Serge Lutens. Ni l'une ni l'autre ne connaissent encore cet espace, mais l'une et l'autre aiment ses parfums.
Elle est encore tout embrumée de sommeil. Mais elle sent qu'il fait frais et cette fraîcheur la fouette. Elle émerge doucement. La journée s'annonce agréable, printanière presque. Elle va à sa rencontre. Elles vont aller se promener. C'est bien. Elles l'ont décidé ensemble. Elle somnole encore un peu avant d’arriver Gare du Nord. Elle se laisse aller au doux vagabondage qui va les conduire au hasard de leur désir, durant ces quelques heures de liberté.
Elle se dirige en automate dans les couloirs du métro. Elle va à sa rencontre.
Au bar du Lutétia. Elle aime cet endroit feutré. Ses fauteuils rouges, son confort, son ambiance tamisée et même ses habitués. Elle regarde. Les hommes, les femmes, les couples. Elle écrit. Elle pourrait passer ses journées, assise, là à une table, à regarder, à rêver, à écrire. Elle attend. Elle l'attend. Elle a en face d'elle deux femmes. L'une est éditrice, l'autre auteur et traductrice. Elles échangent des textes, des réflexions. Elles discutent d'iconographie, de marque-pages. Les lecteurs ne cessent de réclamer de nouveaux marque-pages. Une frénésie de marque-pages. Un "nouveau marché très apprécié des lecteurs", disent-elles.
Elle se souvient qu'elle aussi, elle collectionne les marque-pages. Elle en a plus de trois cents. C'est une collectionneuse. Une vraie ! Elle songe à ses trois cents marque-pages à elle, une collection qu’elle garde précieusement. Comme les cailloux, les feuillets, les carnets, les crayons. La femme qu’elle attend est aussi une collectionneuse. Qui collecte et étiquette ! Classe, répertorie. Avec dates, titres, intertitres et sous-titres.
Elle, elle est méticuleuse, elle est précise.
Cailloux et coquillages photos et feuillets signets et trombones carnets et crayons. Et maintenant les figues les herbiers. Il n'y a pas de limite pour le collectionneur. Tout l'intéresse.
Elle, elle est méticuleuse, elle est précise.
Elle étiquette elle date elle classe elle répertorie elle numérote elle souligne elle encadre elle colle elle range par dossiers par enveloppes par classeurs par tiroirs par année par mois par jour par heure
Elle raffole de tout ce que l'on trouve sur un bureau Elle doit avoir des pots de toutes sortes pots à crayons pots à feutres pots à trombones pots à agrafes pots à pinceaux Ciseaux colles rouleaux et rubans de scotch colorés Et des stylos Des gommes Des porte-mines à profusion
Elle l’attend. Elle a sorti ses feuillets de couleur, ceux qu’elle lui a rapportés au retour de Corse. Elle écrit, elle note. Ce qu’elle voit, ce qu’elle entend. C’est avec elle qu’elle a appris.
Elle rêve à ses crayons à elle, ses Caran d’Ache qui faisaient ses émerveillements d’enfant. Cette boite magique, tout en longueur. Extra-plate en fer blanc, illustrée d’un arc-en-ciel et d’un paysage de montagne. La beauté des crayons alignés dans un dégradé de couleurs. Son plaisir de les prendre, du bout des doigts, côté mine, pour les délivrer délicatement de leur encoche. Et les laisser courir sur le papier pour ébaucher une vaste fusion de couleurs.
Aujourd’hui encore, sa fascination pour les crayons de bois. Le bois des crayons, leur odeur. Crayons et cahiers, feuilles et feuillets. Calligraphie. Son goût des plumes. Plumes Sergent-Major, fines ou larges, rangées dans de petites boîtes rondes. Des boîtes qui lui rappellent les boîtes à bons points. Elle préfère les plumes larges qui permettent aux lettres de s’étaler. Elle aime la griffure de la plume sur le papier. Le crissement véloce que suscite le mouvement alerte de la main. Elle aime par-dessus tout les plumiers. Les vieux plumiers en bois dont elle tirait la planchette pour faire pivoter les deux étages.
La voilà, elle se glisse auprès d'elle, la voilà. Elle sent sa présence. La voilà. Elle range ses papiers de couleur. C'est elle qui les lui a offerts. Elle les lui a rapportés d'Amérique. Elles se parlent doucement. Du bout des lèvres. Elle prend un café. Elles échangent de longs regards émouvants de tendresse. En route ! Elles sortent. Il fait bon. C'est un délice de se promener, de musarder. Elles savourent leur chance et leur bonheur d'être ensemble.
Passage de l'Odéon, elles entrent dans une boutique de calligraphie. Elles aiment ces plumes et ces encres. Elles regardent, elles caressent. Passerelle des Arts. Magie de Paris. Paris grandiose. Le bruit de leurs pas sur les planches du pont des Arts. "Sans vent fripon". Un même rythme. La Seine, son volume d'eau verte, son mystère. Elles longent un petit square. Saluent Voltaire au passage de la main. Ramassent des feuilles jaunes, rouges veinées, tachetées de vert. Chacune sa petite collection. Chacune son idée derrière la tête. Elles s'arrêtent devant une boutique d'artisan parfumeur. Attirées par les figues de la vitrine.
Bel agencement de fioles coupelles bougies rubans vases parfums tiges racines figuier râpeux et son unique figue minuscule
Elles écoutent le carillon de Saint-Germain l'Auxerrois. Elle lui dit : c'est l'église où se sont mariés Marguerite de Valois et Henry IV. C’est là aussi qu’est enterré Lubin Baugin. Elles évoquent Quignard Marin Marais Sainte-Colombe. Les Vanités. Omnia vincit Amor.
Elles se dirigent vers le Palais Royal. S'arrêtent devant les Salons de Serge Lutens, en longent les vitrines. D'une sobriété extrême. Extrême austérité ? Elle se demande si Lutens n'est pas d'une certaine manière un dandy janséniste ! Elles entrent. Décor de cabinet Directoire, ombré à dominante violine, frises d'inspiration maniériste. Lutens, le Lillois, doit avoir en mémoire les grotesques de la Domus Aurea à Rome. Fragrances d'orient et de caravansérail pour ses créations : elles hument « Fumerie turquerie » sur une main, le « Cuir mauresque » sur l'autre. Enchantement. Un autre monde à portée des sens.
Elles déambulent encore au soleil avant de choisir le lieu de leur repas. Elles optent pour un restaurant marocain, très neuf, trop? Mais il y a de la place et le serveur est très gentil. Elle prend des « linguine al basilico » et elle, elle un « tagine aux pruneaux et amandes ». Elles dégustent couleurs et parfums, tout en parlant de leurs projets communs, de vie, de photos, d'écriture. Elles musent dans les jardins du Palais-Royal, prennent les ultimes clichés.
La journée a passé comme un rêve dans l'à-vif des parfums et de la lumière. Elle reprend le train en sens inverse et se laisse doucement bercer. Elle vagabonde aux lisières du sommeil dans une bulle d'ambre, de santal et de benjoin.
Délices délier les lisses lisières du sommeil douceur sultane et musquée de la nuit à venir enfouie dans des souvenirs d'indicibles ailleurs Dodo l’enfant do bijou caillou figue hulotte icônes baisers Laure.
Angèle Paoli
D.R. Texte angelepaoli
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