... prisonnière d’un système de signes
dont elle est le jouet inconscient et aveugle...
Ph, G.AdC
SYSTÈME DE LA MODE
Le cours a déjà commencé et je suis en retard. L’amphithéâtre, derrière la porte, bruit d’une agitation de ruche. J’active avec précaution la poignée afin d’éviter tout grincement inopportun. La porte cède sous ma précautionneuse pression. Je me faufile jusque dans la salle comble. Certains étudiants sont assis à même le sol, les jambes pliées en tailleur. Claude Lévi-Strauss est au centre, déambulant à l’aveugle au milieu de la foule de jeunes gens venue assister à son cours. Je m’installe tant bien que mal et sors mon carnet de notes.
Ce jour-là, Claude Lévi-Strauss a la tête de Primo Levi. Il désigne une jeune fille dont il a le nom sous les yeux et la copie entre les mains. C’est une bonne copie. La jeune fille s’avance, presque invisible au milieu des étudiants. Elle n’a que très peu de jambes. Elle est naine. Elle ne doit pas dépasser les cinquante centimètres. Mais son visage est très beau. C’est une belle brune aux yeux d’un bleu pervenche foncé, magnifiques. Sa longue chevelure la couvre tout entière, ondulant le long de son dos. Elle s’apprête à répondre à la question posée par l’ethnologue, lorsque une huée de rires féroces éclate sur son passage, laissant la jeune fille décontenancée. Elle se fige sur place. Je vois ses beaux yeux pervenche s’embuer peu à peu de larmes. Bientôt elle éclate en sanglots. Claude Lévi-Strauss, impuissant, ne peut rien pour elle. Mais il avise soudain, à l’intérieur du groupe serré, l’accoutrement d’une étudiante. C’est une veste treillis à larges taches kaki et brunes. Il s’en empare aussitôt, arborant triomphalement le vêtement comme un drapeau. Il demande à la propriétaire d’une telle veste de s’avancer.
Cheveux rouges et bleus, elle s’étire, dénudant ainsi son nombril incrusté d’un piercing. Elle porte un pantalon de même facture, made in USA, et aux pieds, d’énormes rangers. Un turban de camouflage s’emberlificote dans sa tignasse hirsute, d’une agressive bichromie. Le professeur interroge cette simili "soldate-sque" sur le langage de la mode. Qu’a-t-elle à en dire ? Rien, évidemment ! N’a-t-elle vraiment aucune idée sur ce qui se véhicule à partir des vêtements ? Hochement de tête négatif. C’est à se demander ce qu’elle peut bien faire ici, dans un cours d’ethnologie comparée ! Je prends alors la parole, non sans avoir au préalable demandé l’autorisation d’intervenir. Je cite Roland Barthes et appuie mon argumentation sur le célèbre essai que nous avons étudié : Système de la mode. J’enchaîne ensuite avec Mythologies, dont nous venons de lire des extraits. La jeune fille en treillis, désarçonnée, non pas tant par son ignorance parfaite du sujet que par l’incrédulité qui est la sienne devant pareille révélation, se met à ricaner misérablement de se voir ainsi cataloguer de l’intérieur, prisonnière d’un système de signes dont elle est le jouet inconscient et aveugle.
Claude Lévi-Strauss, très satisfait de mon intervention, me demande où j’en suis de la thèse que je dois présenter sur ce sujet. Je ne présente pas de thèse. Je n’ai plus l’âge depuis longtemps. Mais ma fille, elle, qui se trouve à mes côtés, se prépare à le faire. J’ajoute qu’il est indispensable que les filles dépassent leur mère, comme les élèves leur professeur. Il acquiesce. Et pour me remercier de la pertinence de mes propos, il m’offre une sorte de houppelande à larges fleurs, légère, qui conviendrait parfaitement pour le printemps. Il agrafe à l’encolure une étiquette cartonnée à son nom et adresse. Je peux l’appeler autant que je le désire. « J’espère bien vous revoir », me dit-il. Je le lui promets. Je quitte le cours, très fière d’endosser ce trophée vestimentaire qui flotte en larges ondulations dans mon dos.
Je prends ma voiture et repars. J’ai rendez-vous avec des amis pour le week-end. Nous avons loué un cabanon en bord de mer. Il fait froid et j’ai oublié mon maillot de bain. Mon amie me dit qu’elle en a deux et qu’elle m’en prêtera un. Je suis ravie. Nous marchons dans les halliers, protégés du vent. Soudain, un vacarme effrayant nous tire de nos réflexions. Nous levons la tête et regardons vers le large, là-bas, du côté des îlots et des écueils. Un étrange ballet a lieu en pleine mer. D’énormes rorquals bondissent au-dessus des eaux, noires et déchaînées. Les bêtes se battent, à coups de gueules et de nageoire, se harponnant de leurs dents acérées. Leurs queues claquent sur le dos des autres requins ou sur le dos des vagues. Egalement noirs. C’est un tourbillon d’écumes maléfiques, de peaux luisantes et sombres qui s’enfoncent dans les profondeurs pour ressurgir plus loin avec une force inattendue, une violence chaque fois plus grande.
Des coassements lugubres montent crescendo au-dessus des eaux secouées. Nous restons pétrifiés sur le sentier en bordure des eaux, incapables de faire un pas salvateur. Le tourbillon se rapproche, menaçant. Dans un ensemble parfait, comme par ricochets successifs inversés. Comme si d’un seul coup, nous devenions la cible de ces monstres et que leur lutte n’était qu’un simulacre pour faire de nous une seule et même bouchée. Par chance, au moment même où la ronde macabre va nous engloutir, l’enfant lance parmi les flots un « eurodor ». De loin, il l’a vu scintiller au milieu des galets et l’a ramassé, le tenant fermement emprisonné dans sa main.
Les requins happent au vol la pièce aveuglante. L’emportant dans leur gueule béante, ils disparaissent au large dans les abysses où nous avons failli périr.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Chère Angèle Pénélope _________________
J’ai eu l’occasion de faire une croisière longue et monotone … pleine de langueur … je ne vous connaissais pas encore, et vos rêves, si j’avais pu les emporter avec moi, grâce à une connexion haut débit par satellite, m’auraient accompagné, rendant ainsi moins ennuyeux mon périple d’Ulysse électronique dérivant sur la toile du cybermonde. Dans celui-ci tout particulièrement j’ai noté : - Un étrange ballet a lieu en pleine mer - cela m’a donné envie de vous envoyer une carte postale. La voici :
AU DOS DES CARTES POSTALES TROUVEES EN MER
Horizon monotone. Bleu toujours semblable.
Trop peu de vent. Ronron incessant du moteur.
Le grand disque plat des Navigateurs.
Une mer banale. Une phrase sans verbe.
Horizon courbe. Bleu plus profond.
Toujours aussi peu de vent. Râle monocorde du moteur.
Au centre d'une circonférence de plusieurs kilomètres de rayon.
Une mer absurde. Une phrase abstraite.
Horizon identique. Bleu un peu pétrole.
Le vent un peu plus à l'Est. Beuglement du moteur.
Une trop grande étendue sur un plan circulaire.
Une mer essentielle. Une phrase poursuivie.
Horizon tout autour. Bleu moucheté or.
Le vent toujours semblable. Le moteur aussi.
Les théories de la rotation de la terre immuables.
Une mer implacable. Une phrase inachevable.
Horizon bleu. Bleu horizon.
Vent vent. Moteur, gaz oil, moteur.
Béatitude du grand disque.
Une mer. Une autre. Encore une autre. La phrase point.
Amicizia
Guidu___________
Rédigé par : Guidu | 27 mai 2005 à 00:19