éditions Allia, 2004.
Ph., G.AdC SOUS RÉSERVE DE FOLIE Avant même que de livrer toute sa substance, ce petit livre (Sous réserve d'Hélène Frappat) semble une invite à la modestie. Cependant démentie dès l’exergue : « Si cette action vous paraît une folie, tant mieux ». Il ne faut pas s’y fier, ce poids plume de la philosophie cache bien son jeu. Constitué de fragments numérotés, le texte, dense et complexe, est construit sur des intrications qui échappent au premier coup d’œil. Il faut noter, faire des retours en arrière, encercler. Souligner. Ajouter ses propres coups de patte dans le blanc des marges, comme autant de balises pour trouver son mode de circulation dans cette toile de fils savamment tendus. « Un premier roman », est-il écrit sur le rabat de la quatrième de couverture. Autobiographique alors ? En partie, puisque l’on y trouve des souvenirs d’enfant et des itinéraires de lectures adolescentes. Avec Rousseau au centre de la problématique de la lectrice. Et les questionnements que le souci de dire toute la vérité suscite déjà en elle. Ailleurs, dans d’autres fragments, la jeune femme nous livre ses préoccupations de scénariste. Apparaît alors en filigrane la trame du premier roman d’une jeune femme qui conduit son texte en même temps qu’elle s’interroge sur le personnage autour duquel elle voudrait construire son film. Maria Von Herbert ! Et de l’échange épistolaire que celle-ci entretient avec le « grand Kant ». Un roman, un scénario, une réflexion qui s’organisent et se tissent autour du « mensonge ». Sujet qui est au cœur de la lettre d’ouverture de ce « récit ». Au duo des Lumières Maria Von Herbert/Kant correspond le duo contemporain Hélène Frappat/Jean-Marie Lyotard. À qui la narratrice confie ses interrogations et ses doutes. Comment trouver les « enchaînements ? » Ce qui équivaut à : « Comment dire la vérité ? » Il faut être patient avec ce texte pour avoir des éléments de réponse, ou alors sauter à cloche-pied par-dessus quelques fragments pour suivre les méandres de la pensée de l’auteur, du concept de vérité et de mensonge au concept de « réserve », terme qui apparaît dans le titre même de l’ouvrage. Un titre bien étrange que ce Sous réserve. Une pure abstraction au premier abord, qui évoque pourtant une retenue, une distance, une restriction. Sur quoi au juste ? Hélène Frappat suscite en nous l’attente. Une attente qui est aussi la sienne. Et elle nous entraîne dans un parcours initiatique fait de spirales et d’arabesques qui se tissent autour du silence, de ce qui renvoie au « tu » de celui qu’elle attend, de la part d’ombre que toute vérité garde par-devers elle. Comme par instinct. Soumise qu’elle est aux aléas de l’inconstance humaine. À ses contradictions. À ses revirements. Il faut louvoyer d’une définition à l’autre, de nuance en nuance, de la « réserve » à ses contraires les plus extrêmes. L’affabulation de l’enfance puis les « impostures » des adultes. Les siennes et celles des autres. D’un âge à un autre, d’un engagement politique à une désaffection. D’un amour naissant à sa rupture. Du « je » au « elle » avec lequel elle parle d’elle. Il y a ses arrangements à elle et ceux de l’autre. Dans lesquels chacun finit par s’embrouiller. Se contredire. Et il y a Rousseau qui toujours revient, toujours la rappelle, toujours la pousse dans ses retranchements. Et Lyotard qui intervient pour contrebalancer Rousseau et contraindre Hélène à déplacer son point de vue. À affûter son raisonnement. « Quoi de plus douloureux que de combattre pour la vérité depuis une place qui n’est pas complètement vraie ? » À quoi Thoreau, convoqué dans le fragment 473, ajoute : « Il faut deux personnes pour dire la vérité - une pour la dire et l’autre pour l’écouter. » Et Hélène de rajouter : « Et il faut deux personnes pour mourir - une pour disparaître, et l’autre pour l’accepter. » Un livre conçu pour la méditation. « La mer est calme. On a l’impression que le monde vient de commencer. » Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli |
■ Hélène Frappat sur Terres de femmes ▼ → Rêve de la chambre secrète (extrait de Par effraction) → (dans la galerie Visages de femmes) un Portrait d’Hélène Frappat (+ un extrait de Sous réserve) |
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J'ai aussi été vivement intéressée par ce livre dont nous avions parlé ensemble et je me permets de compléter votre belle analyse par un compte-rendu que j'avais fait de Sous réserve et publié en son temps sur zazieweb.fr. Il inclut deux liens vers des articles parus dans L'Humanité et dans Lire.
Note de lecture :
"Encore un coup d’éclat de l’éditeur Allia qui, non content de ressusciter maints textes majeurs perdus dans les sables du temps ou de l’indifférence, semble se faire une nouvelle spécialité de la découverte de jeunes auteurs atypiques mais diablement intéressants (Grégoire Bouillier, Valérie Mréjen par exemple). Roman ? Plutôt un objet étrange, une sorte de montage très subtil par petits fragments numérotés (477) sur deux ou trois thèmes ; en forme de fugue, sujet et contre-sujet, développement et strette (tout, à la fin, se hâte, se resserre, s’abrège, se dénoue), avec comme dominantes le mensonge, la vérité, l’absence, ce qui se cache ou se dérobe, ce que l’on ne dit pas, cache ou dérobe à la vue des autres ; exploration aussi de l’espace étrange qui se crée entre deux êtres par le biais d’une correspondance, ici entre Kant et une certaine Maria von Herbert, espace halluciné, êtres fantomatiques et fantasmés. Une composition très originale ou l’auteur s’efface derrière les autres, « écrivain sans ombre » lui-même porteur d’histoires autres que la sienne mais qui lui permettent, étrangement, subtilement, d’explorer la sienne et d’en rendre compte ; conte aussi. Cela semble léger, quelques feuillets, un petit format, mais on devine sans peine les trésors de patience qui furent nécessaires pour assembler les pièces de ce puzzle à la fois miroitant et un peu vertigineux, de cette histoire pleine d’apparitions disparaissantes et de reflets, de références et d’évocations (Kant ainsi donc, mais aussi Rousseau très souvent invoqué, Hawthorne, des extraits d’un texte qui pourrait être le Journal de Kafka (?), Jean-François Lyotard, Jacques Rivette, etc…
Hélène Frappat est à la fois philosophe et critique de cinéma. Elle convoque ces deux passions dans son livre à chaque instant, en joue, fait appel à la philosophie pour penser autour de la sincérité, du mensonge, du vrai, mais s’inspire aussi du cinéma pour citer, monter ses fragments comme autant d’images et jouer avec le temps. Elle agit aussi en styliste en jouant de façon volontairement déroutante avec la syntaxe et en juxtaposant des fragments de sources très différentes.
Florence Trocmé
Courte biographie :
Née en 1969, Hélène Frappat est philosophe, traductrice de l'anglais et critique aux Cahiers du Cinéma ; elle a publié Jacques Rivette secret compris et, chez Allia, en cette rentrée littéraire 2004, Sous réserve, sa première oeuvre de fiction.
Une belle critique d’Alain Nicolas dans L’Humanité et une autre de Baptiste Liger dans Lire.
Rédigé par : Florence Trocmé | 30 décembre 2004 à 18:30
Voilà, je me suis enfin décidée à lire vos deux livres car je savais non pas vous connaitre mais avoir connu Marie Rose laquelle sans doute sans le savoir à été très importante en ce qui concerne mon choix de vie. Je vous ai lue comme je lis rarement ; avec un sentiment de proximité et pourtant je peux dire sans complexe qu'il m'arrivait souvent d'etre perdue, ce que j'accepte volontiers en littérature comme en toute forme artistique. Je me sens également portée à approfondir mes incertitudes et à ne pas perdre courage face au désir de créer de la beauté (c'est un peu pompeux mais sincère)rien qu'à vous lire. Je joue actuellement aux Bouffes du nord Je tremble de J. Pommerat et quelque chose me dit que ça peut vous intéresser. Saadia
Rédigé par : bentaieb saadia | 15 octobre 2007 à 02:51