(hommage à Hélène Cixous)
Nuit du 24 septembre 2002
« Étranges sont les sentes nocturnes de l’homme »
(George Trakl)
POUPÉE DE BELLMER
Comme la rumeur de la manifestation devient plus intense et gagne en ampleur, je descends quatre à quatre les marches de l’immeuble afin de me précipiter sur les trottoirs. Je m’engouffre aussitôt dans la foule. C’est une marée massive, compacte, un flot ininterrompu qui noircit la rue. Les rives formées par les rangées des bâtisses ont reflué au-delà de leurs limites habituelles, rendues ainsi semblables au recul insensible mais net, de certaines falaises de craie. Je suis happée, avec brutalité, de corps et d’esprit. Rien de ce qui était moi jusqu’alors ne m’appartient plus. Mon être m’a quittée. Je viens de me désintégrer sans même m’en rendre compte. Par quel processus, quelle machinerie ? Je serais bien incapable de le dire. Je ne suis plus qu’une vague enveloppe charnelle, inconsistante et flasque, que les groupes se renvoient sans y prendre garde. Marionnette désincarnée, démantibulée, malmenée, balle de bilboquet qu’un fil invisible semble pourtant vouloir provisoirement ramener sur sa tige de bois, je me retrouve sans savoir comment dans les couloirs labyrinthiques du métro, encore obscurcis davantage par la foule innombrable et serrée des manifestants. Banderoles et poings momentanément repliés, la horde bruyante bouscule tout sur son passage. Asphyxiée et impuissante, je me suis rencognée dans une encoche du blockhaus, une sorte de renfoncement habituellement inaccessible. Je m’accroupis en position défécatoire. Je tente un ultime effort pour me faire totalement invisible. Je parviens sans trop de mal. A quelques coudées de moi, un groupe d’Italiens, drapés des couleurs de leur pays, entreprend une partie de copulation. Le groupe se disloque en trois couples. Les mâles offrent à mon regard leurs verges turgescentes, tandis que les femmes haut croupées écartent à pleines mains les lèvres rosacées de leur sexe afin de s’empaler plus aisément sur les tiges gonflées par une solide bandaison. Toujours accroupie dans mon trou, je défèque d’abondance en tâchant toutefois de ne pas trahir ma présence par des pets incongrus, à la sonorité non maîtrisée. J’assiste à cette scène lubrique dans le plus total inconfort, l’oreille pourtant agréablement sollicitée par les bruits de succion. J’en oublie presque de retenir mon souffle.
Soudain, je retrouve l’air libre. Soulagée. Je ne suis plus confinée dans cet espace clos, devenu, par surcroît, nauséabond. L’air me paraît léger et bienfaisant. Cela ne dure pas. Je suis bientôt assaillie par une meute de guerriers caparaçonnés dans leur armure de verre, boucliers tendus en avant. D’un seul tenant. Les cavaliers montent de superbes alezans haletants et bavant sous l’effort. Terriblement malmenée par la bousculade, je risque de tomber à la renverse, sous une pluie de coups de matraque et des ruades incontrôlées. J’ai à peine le temps de m’esquiver, évitant de justesse l’un et l’autre danger. Mais je reste néanmoins sidérée par l’acier des visages aux paupières de métal. Les fentes décillées des visières lancent des éclairs aveuglants. Mes jambes se mettent à courir, me propulsant vers l’avant. Pour aller où ? Je l’ignore. Mes pieds butent alors sur un corps mou qui me fait obstacle. Il me reste encore un semblant de lucidité. Suffisant pour que je comprenne que ce n’est pas qu’un seul corps mais bien une multitude de corps agglutinés les uns aux autres, dans un grouillement indifférencié. Je me penche pour considérer cette masse gluante et informe. Ce sont des corps de chiots à peine nés qui tentent de se détacher les uns des autres en faisant jouer la couleur de leur pelage et la forme de leurs corps. Taches noires et blanches contre poils fauves ou rosés. Museaux aplatis et mouillés contre pupilles d’eau implorantes de tristesse. Je me baisse pour les protéger du piétinement des hommes. J’extirpe l’un d’eux, minuscule, de ce tas grouillant. Il est mou, visqueux, désarticulé. Il me glisse entre les doigts puis se mue en un énorme rat noir. Il plonge dans mes yeux un regard de haine qui me fait frémir de terreur. Je le lance loin de moi. Il me revient d’un seul bond. Il se cale au creux de mon cou, s’accrochant à mes épaules nues de toutes ses griffes. Un hurlement de bête, d’une puissance dont je ne me croyais pas capable surgit de mes entrailles.
C’est alors qu’elle apparaît, gigantesque, filiforme, perchée sur trois interminables jambes fixées à ses fesses courtes et rebondies. Son sexe lisse, vierge de toute toison, offre au couple que je forme avec le rat sa cellophane tendre et fendue. C’est une poupée de Bellmer. Une poupée au regard vide.
Angèle Paoli
D.R. Texte angelepaoli
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Je travaille sur Bellmer dans le cadre d'un sujet d'arts plastiques ayant pour intitulé "l'inconscient et le désir", aussi pouvez-vous m'aider en me donnant des informations sur la démarche plastique de Hans Bellmer? merci d'avance.
Rédigé par : jay | 28 février 2005 à 16:10
Hans Bellmer ____________
Sur le bien étrange univers de Hans Bellmer, proche (pour moi) de celui de Francis Bacon, on consultera un mini-site presque sans texte: photos, dessins, peintures, sculptures (poupées)..., réalisé par Eban Hieronymus Johnson.
Amicizia
Guidu
Rédigé par : Guidu | 28 février 2005 à 17:51