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LOUP, QUI AIMES-TU ?
Comment rendre compte d’un tel livre, L'Amour du loup et autres remords de Hélène Cixous ? Comment s’y prendre sans se méprendre ? Ça a pourtant l’air simple. Une simplicité qui très vite surprend ! Avec Cixous, toujours se déprendre de ce que l’on croit ; de ce que l’on sait. De ce que l’on croit être ! Se méfier ! Ne pas se fier à soi ni à quoi que ce soit. Mais alors, à qui et à quoi ?
Au langage avant tout qui ne dit pourtant qu’à demi-mot dans l’espace médian entre le dit et le non-dit. Ou avec d’autres mots, ajustés pièce à pièce par cette forgeuse d’une langue sienne, une langue autre. Nouvelle, une langue à elle, d’elle. Dans cette zone franche-affranchie, abolie d’elle-même. Qui sépare les êtres et dans le même temps répare. Dans cette bande frontière exiguë, ce fin sillon sur le fil incertain du texte. Qui se dérobe, et se scinde et se recompose pourtant en parties distinctes. En suis-je aussi sûre ? Indistinctes alors ? Non plus ! Tantôt s’appuyant sur la langue anglaise, tantôt sur l’allemand, lorsque le français ne lui suffit plus. Le plus souvent pour dire ces interstices indicibles, ceux de l’écriture. Du moment de SON surgissement, de ce néant d’où elle vient et vers lequel elle se prépare, une fois le livre fermé, à retourner.
De quoi « ça » parle ? « Ça » parle d'écriture. D’où cela provient, de ce moment-là qui surgit comme une source lointaine, longtemps tenue secrète, secrètement tenue aussi. Ce qui n’est pas tout à fait la même chose ! Tenue sous les strates profondes du moi. Ecriture qu’un événement a ancrée loin en soi ! Trou béant qu’un « bombardement » a laissé tel quel, à sa béance. Incomblé. Béance que l'écriture un jour commence à s'approprier. Longtemps après que l’événement a eu lieu !
De quoi « ça » parle ?
Trois parties composent ce livre. Dont le titre sauvage m'a happée. Aussitôt la sortie du livre ! Précédées, ces parties, d’un avant-propos au titre non moins énigmatique : "Ma conscience me mord la langue avec tes dents". L’Amour du loup et autres remords ouvre la première partie de l'ouvrage, intitulée "Sacrifices". Chapitre en six récits, suivi d’une seconde partie intitulée « Le livre personnage du livre » qui compte, lui, quatre chapitres. Vient enfin la dernière partie, intitulée: « Pour finir, Deux immortels », constituée celle-ci de deux chapitres seulement ! Etrange composition donc, qui va en décroissant de deux en deux. Ceci a-t-il « du » sens ? Cela fait-il sens ? Sans aucun doute. Chez Cixous, rien, jamais, n’est laissé au hasard ! Sauf les mots ajustés pièce à pièce qui font irruption soudaine dans la langue sienne !
Alors ? Quoi d'autre ? Amour. À mort. Remords. Amour mordant à mort. Remords ! De quoi au juste ? De quelle culpabilité l’écriture est-elle la preuve ? « D’une culpabilité sans faute, pure et tordue » ! Voilà qui est paradoxal et qui laisse sur sa faim/SA fin ? Surtout lorsque le lecteur découvre au hasard des pages l’amour inattendu du loup pour l'agneau. Cet agneau qui le craint et tremble de l’amour « vorateur » que son maître lui porte. Mais qui aime son maître et bourreau malgré ou en raison de la peur qu’il a de lui ! Amour alors de ce qui en chacun de nous fait peur ? De notre « lupicité » et de celle de l’autre dont nous ne tenons pas à nous déprendre. Histoires d’amour et d’animaux, histoires de langages et de langues. Histoires d’amour que l’auteur porte en elle avec tous ces « êtres d'incandescence » à qui elle doit la vie. « Les animaux, ma mère, mes poètes, mes enfants, mes livres » ! On s’étonnera ici, dans cette énumération qui donne la primauté aux animaux, de l’étrange absence de l’homme !
Et les remords alors ? Cet « automordillement de l’esprit dans son intimité ». « La conscience… petite érinye personnelle » par qui l’écriture se fait chair.
« Loup qui aimes-tu ?
Si je savais !...
L’amour c’est : ça. Ça même. Et Ça m’aime. Et la fable s’appelle "Le Loup est l’Agneau" » (Sacrifices, page 41).
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Femmes qui courent avec les loups ...
Ce livre sur les histoires et mythes de l'archétype de la femme sauvage a d'emblée attiré mon attention. Un tel titre ne peut laisser indifférent... L'auteur, Clarissa Pinkole Estés, psychanalyste et conteuse, s'éprend du postulat selon lequel il existe dans chaque femme une « Femme sauvage » méconnue et muselée par le conditionnement culturel ambiant ... Il n'y aurait pour chacune qu'à favoriser l'émergence de cette version d'elle-même, pour libérer une « force naturelle, instinctive, riche de dons créateurs et d'un savoir immémorial »...
Je fais le lien avec Hélène Cixous qui m'est toujours apparue comme une femme en perpétuelle quête, semblant soulever les mots comme on soulève la poussière lorsque, abruptement, on quitte un abri moins sûr. Tempérament solaire et puissamment exalté. J'ai toujours eu du mal à la suivre dans sa brillante cavalcade... sauf pour un livre qui l'a obligée à reprendre son souffle : le livre rédigé suite à la découverte des lettres du père à la mère...
Pour donner une idée de ce que peut représenter le concept de « femme intérieure », je propose un extrait du livre de Clarissa Pinkola Estés :
« Il arrive qu'en attendant que leur compagnon veuille bien les comprendre, les femmes se lassent et s'irritent. "Pourquoi ne sait-il pas ce que je pense, ce que je veux ?" se demandent-elles. Elles en ont parfois assez de poser la question. Il existe néanmoins une solution au problème, utile et efficace.
Si elle veut que son compagnon réagisse dans ce sens, la femme doit lui révéler le secret de la dualité féminine. Elle doit lui parler de la femme intérieure, celle qui vient s'ajouter à elle. Deux questions toutes bêtes (sic) suffiront. Deux questions qu'elle va apprendre à son partenaire à lui poser pour se sentir comprise.
La première est celle-ci : « Que veux-tu ? ». Tout le monde, pratiquement, pose ce type de question, sans même y penser. Il y en a une autre, plus essentielle : « Que désire ton être profond ? » Celui qui ne tient pas compte de la dualité féminine se prépare une belle surprise, car lorsque la nature sauvage de la femme monte des profondeurs et commence à s'affirmer, celle-ci se met à manifester des intérêts, des sentiments, des idées tout à fait différents de ceux qu'ils étaient auparavant. Afin de nouer une relation solide, la femme doit également poser les mêmes questions à propos de son partenaire.»
Clarissa Pinkole Estés, Femmes qui courent avec les loups, traduit de l'américain par Marie-France Girod, Grasset, 1996, pp. 185-186.
Rédigé par : M.P. | 13 décembre 2004 à 23:52
Pour répondre à la belle lecture que vous faites ici, Angèle, de L’Amour du loup, voici ce que j’ai eu moi-même l’occasion d’écrire sur ce livre.
Belle et riche votre lecture en effet même si elle n’épuise pas le livre. Pour la simple raison qu’il semble quasiment inépuisable. Je vais donc tenter, simplement, d’ouvrir quelques pistes supplémentaires. Histoire de tendre la patte (du loup et de la chatte bien sûr) à cette première lectrice et à d’autres pour qu’ensemble nous fassions un peu justice à la prodigieuse polysémie des textes de Cixous !
Voilà donc en effet le second panneau du diptyque - l’autre volet étant Rêve je te dis - qu’Hélène Cixous a tout récemment proposé aux Editions Galilée : ce volet-là, c’est L’Amour du loup et autres remords, un livre dédié semble-t-il aux animaux auxquels Cixous se dit d’emblée « alliée et affiliée en corps et âme depuis l’origine de [sa] vie passionnelle ».
Animaux donc. Animaux de Cixous que l’on pourrait rapprocher bien souvent de ces innombrables animaux que l’on rencontre dans la Bible et qui sont toujours chargés de nous dire quelque chose. De bien particulier.
Ça commence, titre oblige, par le loup, sans doute le chapitre le plus difficile du livre parce qu’il regarde le loup de différents points de vue, complexes comme la symbolique de l’animal. Disant le loup, Cixous lit et elle lit les russes, est-ce un hasard ? Elle lit le loup à travers le couple Tvsétaïeva/Pouchkine (ce dernier structurel pour la poétesse russe), mais aussi à travers Akhmatova et Afanassiev. Le loup, l’amour, l’amour tout court et l’amour du loup, dont l’amour incroyable mais à considérer à tout prix si on veut comprendre quelque chose à l’humain, du loup pour l’agneau et vice-versa. Et la peur. La peur indissociable de l’amour, Cixous le démontre de façon dérangeante et éblouissante. Nous sommes bien là « revenus avant la langue, c’est que ce que fait Tvétaïeva, revenus à l’âge inquiétant, l’âge des mythes et des contes ».
Après le loup, la chatte bien aimée de Cixous, Thessie. Des récits très curieux, qui font chavirer les tranquilles certitudes. C’est ici que s’expose le « remords » du titre. Cixous a trahi. Elle a trahi Thessie. Non pas qu’elle l’ait abandonnée à la SPA pour partir en vacances ou quelque grosse vilenie de ce genre. Non, bien pire : elle a choisi l’oiseau au détriment de Thessie, elle n’a pas su résister à son horreur de la mort, celle de l’oiseau, et elle a soustrait l’oiseau au chat. Deux fois elle a commis cette horreur, sauver l’oiseau : « j’ai commis un crime d’espèce : j’ai fait à machatte [sic] une loi humaine ». Oui, je sais, raconté comme ça, ça peut avoir l’air idiot. Peut-être pensez-vous que Cixous ferait mieux de s’occuper des SDF ? Mais je crois qu’elle pose là une question cruciale, et pas seulement dans le domaine de l’écologie : quelle est la loi à appliquer, là, maintenant : celle de l’oiseau, celle du chat, celle de l’homme ? C’est vertigineux (il faut noter que ce serait une des caractéristiques de l’art de Cixous que d’ouvrir sous les pas des questions vertigineuses).
Dans l’arche d’Hélène, il y a encore un âne. Celui-là il ne s’incarne pas tant que ça, il est plutôt l’interlocuteur fantasmé d’une conversation. En écho à celle qu’Abraham aurait eue avec son âne sur le mont Moria et dont l’auteure regrette bien que la Bible ne nous donne pas la teneur. Alors, elle lui rend la parole, à cet âne. Et d’abord parce que l’âne c’est « l’animal qui met une limite à l’abandon ». Et avec l’âne, elle va se diriger à travers de foisonnants buissons de sens, vers la deuxième partie du livre dédiée à l’écriture et aux livres, les siens et ceux des autres. Que cette conversation avec l’âne est riche, dense ! On voudrait faire mémoire de cet âne-là, apprendre par cœur ce qu’ils se disent ces deux-là. Ils savent bien, elle et lui, que ce qu’elle cherche, c’est à « peindre notre âme souterraine ». Ils disent, écrivent, donnent là un vrai traité sur l’écriture, comment cela vient, d’où ça vient, pourquoi ça vient et à qui ça vient. Impossible de rendre compte du foisonnement de ce simple chapitre. Qui au demeurant se trouve repris, amplifié, orchestré par la seconde partie du livre. Première constatation : Si Cixous a bel et bien trahi son chat, elle n’a pas trahi sa nature d’écrivain. Elle n’a pas fait comme la petite sirène, elle n’a pas renoncé à sa queue de poisson, elle a su garder ses écailles, ses ouïes et ses branchies pour plonger au cœur même de notre « internité », de notre mère/mer-langue, de l’incroyable complexité du monde et de l’être humain. Elle est souvent paradoxale, parfois difficile à lire, mais elle ose être amphibie mi eau/mi-terre, mi-jour/mi-nuit comme elle le dit dans son livre sur ses rêves, mi femme-mi poisson parce qu’aussi, rappelle-t-elle, ce n’est pas bien ou mal c’est le plus souvent bien-mal ensemble. « Le trait d’union, là est la littérature ». .
Elle intitule la 2ème partie de « L’amour du loup » : « le livre personnage du livre ». C’est que « entre l’auteur et le livre tout ne va pas de soi [...] J’ai à raconter la violence d’écrire [...] Le livre n’est pas que de l’écriture ; c’est une arme ; c’est un méfait ; c’est une course au(x) secret(s). C’est une lutte contre la mémoire, pour le souvenir ».
Et elle attaque par un texte extrêmement impressionnant « Die Ursache – la Chose ». Choses d’abord, dit-elle, que ce qu’elle écrivit au début « ces rejetons de séisme ». Séismes qui la font glisser insensiblement aux bombardements, les siens propres, mort de son père, mort de son fils. Bombardement à l’origine du texte de Thomas Bernhard, « Die Ursache » (La Chose). Où l’auteur raconte que dans une rue, juste après un bombardement, il avait marché sur « un objet mou », qu’il avait cru que c’était une main-de-poupée, avant de s’apercevoir qu’il s’agissait « d’une main- d’enfant arrachée à un enfant ». Scène terrifiante qui prend un singulier relief en ces jours où nous sommes sans doute quelques-uns à avoir lu dans les journaux les compte rendus d’un livre de W.G. Sebald « De la destruction comme élément de l’histoire naturelle », livre où l’auteur s’interroge sur le refoulement par tout un peuple du souvenir des destructions méthodiques et effroyables des villes allemandes à la fin de la guerre.
Je note au passage que Cixous se livre à une très belle analyse des mots allemands, démontrant à quel point il est difficile de rendre en français ce que l’allemand sait faire en agglutinant des mots différents (d’où par exemple le caractère presque impossible d’une « traduction » de Paul Celan).
Puis l’auteure parle, magnifiquement, de son corps-à-corps avec le livre : « quand il arrive, il vibre, feule, chante et souvent garde le silence ». Autour de la grande question « D’où vient le livre ? ». Cette gestation du livre, elle l’explicite très bien, dans toute sa complexité et c’est fascinant d’être ainsi conviée à regarder dans le creuset d’une écriture, dans la forge d’un livre. Impossible de rendre justice à ce texte foisonnant, traversé d’apparitions (Kafka, la mère, le frère, le fils mort). Je voudrais simplement pour finir parler de la langue de Cixous, qui coule comme une lave avec ses scories. Entendez pas scories d’apparentes incorrections, des corps étrangers dans le fil de la phrase, des jeux de mots, avec les mots, des mots découpés. Elle agglutine, elle aussi, à la manière de la langue allemande. Elle emboîte, bifurque, diverge, digresse. Pas par l’effet d’un jeu gratuit, mais plutôt pour donner l’indispensable jeu au je, à sa pensée, à la pulsion qui travaille au cœur de son écriture et à laquelle elle a choisi de donner toute sa place.
Rédigé par : Florence Trocmé | 14 décembre 2004 à 12:28
Merci pour ce lien. Sourires.
Rédigé par : Traces | 16 mai 2006 à 07:25