Via Valeriano/Editions Leo Scheer, 1998.
Lecture d’Angèle Paoli
OSTINATO E CHIAROSCURO Dès la lecture du prologue de ce roman de Joëlle Gardes (Ruines) ont refait surface dans ma mémoire et se sont imposées comme trame de lecture Les Lettres de la religieuse portugaise. Tant par la composition de cette chaconne ou passacaille à deux voix que par l’écriture d’une dense/danse retenue, toute classique, qui m’évoque le thème de La Folia chez Corelli. La « basse obstinée », la voix du narrateur, serait celle du comte de Guilleragues. Cet homosexuel amoureux du silence des pierres qu’il collectionne, est celui qui, à la mort de son amie d’enfance, découvre les fragments et notes laissés derrière elle. Le lecteur premier de « ces petits textes », sans dates ni noms, recompose ainsi, simultanément à sa propre vie, celle de la compagne qui a choisi la mort. Elle, c’est cette femme exigeante, assoiffée d’absolu, qui, sœur jumelle (par-delà le temps) de la religieuse portugaise, confie dans les pages abandonnées aux tiroirs de sa chambre, sa passion exaltée pour l’unique aimé. Passion torturée par le désamour savamment et patiemment construit, dans une souffrance proche de la folie. Désamour qui conduit l’amante dépossédée de sa passion à un exil progressif d’elle-même et des autres. Deux voix. D’une part celle dont on découvre quelques pages plus loin, à travers les fragments en italiques, qu’elle s’inscrit dans la lignée de Phèdre, de Marianna (la religieuse portugaise) ou, plus près de nous, d’Henriette de Mortsauf, et se définit dans « la logique du tout ou rien ». La voix, complexe, du narrateur/lecteur/scripteur qui tisse à partir de sa lecture un portrait recomposé de cette femme et de lui-même. Les deux voix se jouxtent, se croisent, s’entrecroisent, se superposent. Se dédoublent. Dans une composition en contrepoint où dominent en clair-obscur les teintes sobres et sombres du désespoir. Les accents de l’impitoyable passion côtoient pour un temps la froideur stellaire des pierres. Mais la tendre amitié que se portent les deux amis d’enfance ne parviendra pas à infléchir la force du destin. Il ne reste plus au vieil homosexuel qu’à retourner à la contemplation du silence de ses pierres, autant dire à la contemplation de sa « propre mort ». D’un subtil admirablement composé et écrit, ce roman de l’intime s’inscrit dans la continuité spirituelle du Grand Siècle. Pudeur et retenue des sentiments et du style. Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli
Délices et tortures. Délices de ce ravissement qui me prend lorsqu’il entre dans la pièce et que je reçois le choc de sa présence. Je chancelle, je m’appuie aux murs ou aux meubles. Mains moites, lèvres sèches, cœur qui s’affole, jambes qui se dérobent. Je reconnais son odeur entre mille, comme on dit que les nouveaux-nés encore aveugles reconnaissent l’odeur de leur mère. Je suis aussi démunie qu’un nouveau-né car je suis aveugle au monde dont je ne perçois le noyau de splendeur que dans cette ivresse. Tortures de l’attente, du temps qui s’immobilise quand il n’est pas là, glaces qui emprisonnent mon cœur s’il est là et ne me regarde pas. Le froid me pénètre toute et le monde n’est plus qu’un amas de nuit et d’horreur. Je n’échappe à cette obsession que par un sommeil sans rêve dont je sors la bouche pâteuse, et le corps douloureux, comme rouée de coups. Je pleure des heures entières, j’aime ces larmes qui me reviennent de lui, et je ne sais même pas si elles sont de détresse ou de joie car la vie a enfin trouvé son centre. Le brasier de la passion flamboie dans l’obscurité de mes jours. Joëlle Gardes, Ruines, Via Valeriano/Editions Leo Scheer, 1998, page 55. |
Retour au répertoire du numéro de décembre 2004
Retour à l' index des auteurs
Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.