NOVEMBRE DANS LE CAP CORSE
L’hiver l’a prise au débotté alors même que, à peine quelques jours avant, elle savourait des journées quasi estivales. Finies donc les longues baignades revigorantes dans les criques abandonnées à leur solitude originelle. Les premières neiges ont recouvert les cimes du Cintu et les pluies torrentielles de ces derniers jours ont fait jaillir d’insolites cascades. Le maquis ébroue toutes ses nuances de vert tendre ; les bogues des châtaignes roulent sur les sentes et c’est un bonheur de chaque instant que de redécouvrir la beauté d’une grappe d’arbouses jaunes, orangées ou écarlates, déjà. Ou celle, fragile, de minuscules cyclamens sauvages blottis au creux d’une roche.
D.R. Ph. angelepaoli
Que dire de l’odeur mouillée des champignons tapis sous les feuilles ? Tout ici est rendu à sa dimension vraie ; à sa véritable épaisseur. Et le temps est suspendu dans un hors-temps qui ne peut se comprendre que de l’intérieur. Cette saison - ou plutôt cette hors-saison - est idéale pour renouer avec ce temps de l’enfance qui s’étirait paresseusement sur de longs mois, temps immuable, « toujours renouvelé ». Je retrouve en ces lieux cet espace-temps dont j'ai un besoin viscéral.
La météo incertaine m’a poussée sur les lacets abrupts du haut du Cap, les corniches en à-pic au-dessus de la mer déchaînée. Avec, de loin en loin, un hameau recroquevillé à flanc de montagne, âpre et sauvage dans son silence, sa désolation et sa solitude. De l’autre côté, côté Levant, les îles : l’île d’Elbe, majestueuse et bien ancrée, Capraia, la terrible « île aux chèvres » d’Ugo Betti. Et la perfide Gorgona. Elles sont là, à portée de main, précises dans leur découpe ou leur silhouette en clair-obscur. Elles rappellent que l’Italie déroule sa botte juste en face, à quelques encablures.
D.R. Ph. angelepaoli
Elle a fait halte dans une modeste auberge, rustique à souhait. Elle s’y est régalée d’un repas traditionnel, a cucina nustrale. Assiette de charcuterie : prisuttu, coppa, lonzu, salsiccia ; frittelle au brocciu, stufatu de veau corse, raviolis, fiadone… Un repas qu’elle a laissé se prolonger au rythme lent de la conversation, dans la pénombre naissante d'une fin d’après-midi. La présence d'une jeune et pimpante nonagénaire, une cousine germaine de sa mère, débusquée dans son borgu de Licettu, a grandement contribué à la tenir éblouie autour de la table. Ensemble, ils ont ressuscité les figures du passé et ramené à la lumière des épisodes enfouis de la saga familiale. Qui s’étend jusqu’aux confins des Amériques. Toute une mémoire qu’elle cherche à préserver. Avec une volonté presque désespérée.
Au retour, côté couchant, le ciel était d'encre avec au large une frange de lumière qui balayait l’horizon et incendiait mer et montagnes par-delà Ile-Rousse et Calvi. Elle a fait halte dans le hameau de sa grand-mère Jeanne. Puis, emprunté un sentier frangé d’oliviers pour grimper jusqu’au tombeau de ses aïeules. Cerné de câpriers, de cyprès, de citronniers et de figuiers. Tous ses ancêtres reposent là. Elle a partagé un instant leur silence, dans les paysages sereins et sublimes qu’ils n’ont jamais quittés.
Angèle Paoli
D.R. Texte angelepaoli
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