Éditions Pétra, décembre 2004.
Rome, avril 2000 : « Avril est un mois cruel ».
Image, G.AdC
AVRIL BRISÉ
Un an après la mort de son ami et ancien élève, Charles Janvier, le professeur Giambattista Bellingeri, qui a choisi pour pseudonyme d’écrivain le nom même de son ami défunt, confie à ses carnets intimes l’histoire de Charles : figure désenchantée de « l’éternel étudiant » en quête d’absolu. Est dessinée en contrepoint l’histoire de Vanina Ventiseri, éprise d’un amour éperdu pour Charles. Nina confie à Giambattista, à travers une correspondance dense et assidue, le détail de sa relation avec cet homme. Une relation amoureuse déchirante, tendue au plus extrême de l'incandescence, mais aussi de son point de rupture. Parce que construite sur le malentendu. Une passion d’emblée vouée à l’échec. Qui, pour l’essentiel, durera l'espace d’un matin. Tout en déposant dans les fibres de la mémoire et du corps des limons indélébiles.
Entre les deux amants, que déchire ce bel et impossible amour, se glisse, également confident de Charles et de Nina, la figure du narrateur, qui livre à l’écriture souvenirs, analyses, interrogations et doutes. Meurtrissures. Qui sont aussi celles de ses amis.
Le dernier roman de la Bastiaise Jeanne Bresciani, Les Vestiges de Janvier, se compose en apparence de deux volets de diptyque bien distincts, « Les Carnets de Charles », « Les lettres de Nina ». Mais c’est en réalité une partition polyphonique aux registres et ornements d'une complexité fascinante et piranésienne. Dont les voix se croisent, se nouent, se chevauchent, s’entrecroisent, se dénouent, pour tisser au final un lamento aux accents sublimement baroques et dolents. Cette composition « berninienne » est tout en jeux subtils de miroirs et de mises en abyme.
Mais, si notes, fragments, lettres et commentaires, en se rejoignant et se disjoignant, mettent en évidence les strates fines de la composition, ils tracent aussi en filigrane le portrait de la véritable héroïne : la mémoire. Et son réseau de vestiges que la mémoire estompe et délaisse derrière elle. Et que chacun désespère de ranimer. « Qui sait si l’on ne souffre pas de trop de mémoire, même quand on ne se souvient de rien ? », est-il écrit dans les « Carnets de Charles », dans une note prise sur le vif (page 31).
Le roman s’ouvre sur le souvenir de l'absent. Il se clôt sur un épilogue où module une tout autre voix. La voix d’une femme autre. Autre que Nina. Une voix aux harmoniques tout aussi irradiantes et douloureuses… plus bouleversante encore. La voix du « coup de théâtre final ».
Un très beau roman que celui de Jeanne Bresciani. Un roman exigeant, absolu, sans concession aucune à la moindre facilité d'écriture. Imprégné d’une culture qui émerge d’un continent que l'on croit souvent englouti. Un roman certes baroque, mais dont la langue est toute de concision et de litote. Une langue qui relève davantage de celle d’une Madame de La Fayette ou d’un Guilleragues que de celle d'un Scarron.
Mais n'ayez crainte. En dépit de ses accents élégiaques et de ses soupirs, ce roman ne manque pas de distance et d’humour. Il n’est qu’à lire l’épigraphe sur lequel s’ouvrent les « Carnets de Charles » : « Si l’imagination a pu coïncider avec la réalité, la faute doit en être attribuée, selon moi, à la réalité. » Exergue empruntée au romancier sicilien Andrea Camilleri. Un gourmet de la langue lui aussi. Il en subsiste quelques-uns.
Jeanne Bresciani, Les Vestiges de Janvier, Éditions Pétra, décembre 2004.
Angèle Paoli
D.R. Texte angelepaoli
EXTRAIT
« Où se perd-il aujourd’hui ce regard qui m’avait un instant remarquée, brillant pour moi du feu clair d’un rire ou me lançant quelques éclairs d’orage ? Dans quel autre regard ou dans quelle autre absence ? Et tous ces gestes insignifiants qui suffisent à vous rendre amoureux d’une créature singulière, unique en son genre et seule de son espèce : l’éternelle chimère de nos pensées ? Et ces paroles qui se fondent au plus intime des vôtres comme si les langues échangeaient bien autre chose qu’un baiser en s’imprégnant de leur secrète substance ?
On devrait logiquement mourir de cette absence qui vous emporte aussi et pourtant l’on survit et l’on recommence… avec plus ou moins de bonheur, à vouloir faire coïncider les débris, les fragments, les restes d’un amour perdu avec quelque vestige leur ressemblant dans le regard d’un nouvel inconnu, tenaillé par l’idée que l’on se fait - fausse généralement - de la solitude. »
Les Vestiges de Janvier, « Les lettres de Nina », p. 138.
BIO-BIBLIOGRAPHIE
Née près de Bastia en 1949, Jeanne Bresciani vit et travaille à Paris. Elle a publié son premier ouvrage Affriques en 1981 aux éditions Tierce. Deux, rue de la marine (1999), écrit en collaboration avec sa sœur Hélène Bresciani, a obtenu le Prix du livre corse de langue française en 2000. Les Vestiges de Janvier (publié aux Editions Pétra en décembre 2004) est son quatrième ouvrage.
Jeanne Bresciani se définit volontiers comme « un écrivain des figures de l’absence ». « Le vide de l’absence » et « la spirale du souvenir », qui en est une des figures élégiaques les plus abouties, semblent constituer l’envers piranésien ou le négatif (dans l’acception photographique du terme) d’une véritable quête ontologique de soi, en même temps que le tissu réticulaire de son espace romanesque.
A propos de cet ouvrage, lire aussi la très belle contribution de Sahkti sur Zazieweb : « Fouiller la mémoire des autres pour se trouver. »
Voir aussi : - (sur Terres de femmes) ma note de lecture sur Deux, rue de la marine, de Jeanne et Hélène Bresciani. |
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Je relis ce commentaire, avant de me replonger dans les notes gribouillées sur des feuillets glissés ci et là dans mon exemplaire de Vestiges de Janvier, si gentiment offert par Jeanne Bresciani. Une belle découverte, tant humaine que littéraire, pour laquelle je te remercie chaleureusement, ma chère pourvoyeuse de "nourritures corses".
Tout comme toi, Jeanne est un être chaleureux et volontaire. J'espère de tout coeur que son ouvrage rencontre le succès qu'il mérite.
Rédigé par : Marielle | 23 février 2005 à 18:32