MAGONE
Elle se sent dans un état étrange ce matin encore. À peine sortie de la nuit, le sommeil la guette déjà. Signe avant-coureur d’une crise plus profonde, mais hélas, familière. Le « magone ». Il est là. Tapi en elle. Prompt à surgir. Qui ne demande qu’à s’éveiller, lui, et rôder en elle sans lâcher prise. Il l’encercle, infatigable, jusqu’à ce qu’elle lui cède du terrain. Elle se sent à bout de force, à bout de volonté. Il faut pourtant qu’elle résiste à ce besoin terrible de dormir. Qu’elle se fasse violence. Elle ne peut tout de même pas passer ses après-midi à dormir. Elle sait bien que c’est un refuge. Un refuge tentant. Pour échapper au poids du quotidien, à tout ce qui lui pèse, à l’ennui profond qui l’investit soudain et s’empare d’elle. L’anéantit. Cela tient parfois à un rien. C’est cela aussi qui est terrible. Cet écart, cette disproportion entre ce rien et le gouffre dans lequel ce rien l’entraîne. Il faut attendre que cela passe. Être patiente. Il finira bien par se dissoudre en elle, ce crabe qui l’étreint. À desserrer son étau, à se retrancher dans ses entrailles jusqu’à la prochaine épreuve. Alors seulement, elle pourra remonter doucement, refaire surface, respirer. Elle étouffe dans ce gouffre. Elle manque d’air, toujours, et de lumière aussi. De chaleur, de soleil.
Peut-être a-t-elle trop rêvé la nuit dernière. Il y a des nuits où elle sort épuisée de ses rêves. Elle en porte toute la journée le poids sur les épaules et alors, elle tombe de fatigue. Sommeil et dépression ! C’est cela qu’elle se dit.
Elle a rêvé de sa mère et de la maison, là-bas, en Corse. D’un séjour en train de s'achever. Et des sempiternelles questions à résoudre avant le départ. Les obsessions de sa mère. C’est de cela qu’elle souffre. Elle sent que c’est cela qu’elle cherche depuis toujours à lui transmettre. Obsessions qui s’attachent à sa peau. Qui ne veulent pas se détacher d’elle, malgré tous les efforts qu’elle fait pour les tenir à distance. Ces obsessions qui l’envahissent, ce sont des glaires qui lui emplissent la bouche, lui collent au palais et aux dents. Elle ne parvient pas à s’en dépêtrer. Elle tire de toute la force de ses doigts. Tente désespérément de faire sortir d’elle ces fils gluants qui l’enchevêtrent, elle. Ses dents s’arrachent et tombent, oui, les unes après les autres, se brisent à ses pieds. Mais cette pâte épaisse sur laquelle elle continue de tirer, il n’y a rien à faire. Plus elle l’extirpe de sa bouche et plus la coulée est épaisse, interminable. Elle patauge. Elle s’englue. Ses membres lui font mal d’avoir trop tiré sur ce pâton caoutchouteux qui la tourmente sans trêve. Elle s’acharne pour essayer de s’en défaire, mais elle ne parvient pas à s’en séparer. Elle se réveille en sueur, elle qui ne transpire jamais, même au plus fort de l’été.
Elle se rendort, malgré tout. Elle a réussi à chasser ces images terrifiantes. Plus tard, dans la nuit, d’autres images plus terrifiantes encore prennent le relais. Le plafond d’acier incandescent s’avance sur l’enfant endormie et fiévreuse qu’elle est redevenue. Les murs de sa chambre se resserrent sur elle. Le plafond continue de se rapprocher d’elle. Bientôt, elle ne pourra plus respirer. L’air lui manque, chauffé à blanc. Elle sent l’haleine bouillante de l’acier sur son front. Elle sent que ses membres se collent à son corps et qu’ensemble ils ne forment plus qu’une masse indistincte. Elle sent que ses doigts s’agglutinent entre eux. Elle tente de les agiter, pour les obliger à se séparer. Elle cherche à retrouver dans sa tête où commencent ses bras et ses jambes, où sont les limites de ses flancs ! Elle se sent devenir une masse informe. Lourde, épaisse et pourtant insaisissable. Déliquescente. Une flaque gluante. Elle se secoue. Elle ébauche un mouvement. Elle voudrait se reconstituer. Son corps de plomb ne lui répond pas. Elle est soudée. Corps et membres ne font qu’un. Elle est pareille aux sœurs siamoises, condamnées à rester accrochées l’une à l’autre, dos à dos, crâne à crâne.
Elle finit par se réveiller. Ses membres gourds s’agitent sans elle. Ses doigts, ses mains se défont de leurs palmes, libèrent leurs espaces. Peu à peu, elle réintègre son corps, le rend à sa souplesse. Le plafond et les murs de la chambre retrouvent leur juste distance. Elle s’étonne de sa propre respiration.
Le « magone ». Elle aussi, cette autre qu’elle aime, son amie, elle le croise dans sa vie. Il est là qui la taraude. Sous la forme du doute. D’interrogations lancinantes. De remises en question, d’elle-même et des siens, de sa vie. Dans l’entrelacs des mots, elle saisit ses peurs à elle, ses pulsions de mort. Celles d’aujourd’hui, liées à sa mère. Terreur de perdre la vue, comme cette femme aveugle, qui discerne à peine, à travers un voile trouble, les traits de sa propre fille. Peur de devoir réapprendre jusqu’aux gestes les plus humbles du quotidien. De devenir dépendante, de devoir peser… sur l’autre… un jour. D’avoir besoin de cette autre qu’elle aime, son amie, pour lire et pour écrire. Pour travailler à leur écriture commune. Peur d’être abandonnée, à nouveau. À nouveau livrée à la non-reconnaissance. Rendue à sa propre transparence. Une transparence originelle. Peurs terrifiantes de l’enfant et de l’adolescente d’hier qui ont marqué durablement la femme d’aujourd’hui. Jusque dans sa chair. Et le fruit de sa chair. De cette meurtrissure-là, qui jamais ne la quitte, elle lui parle. Elle, elle écoute sa parole. Elle l’écoute dire sa souffrance. Elle la reçoit et la fait sienne. Elle ne se sent pas étrangère non plus à cette jeune fille, sa fille, qu’elle ne connaît pourtant qu’à travers elle. Sa voix croise parfois celle de sa mère, se superpose à la sienne lorsqu’elle vient l’interrompre dans l’une de ces interminables conversations téléphoniques. Échos de ses voix à elle. Voix plus lointaines que le temps n’efface pas. Voix qu’elles portent en elles. Et que leur écriture croisée fait revivre.
C’est pour cette raison-là qu’elle quitte sa maison, tôt le matin. Non pas pour fuir, non, mais plutôt pour se retrouver. Se reconstituer. Elle a rendez-vous avec elle-même. Dans les lieux qu’elle affectionne, ses librairies, ses boutiques, son bistrot. C’est là qu’elle écrit, qu’elle écrit pour elle. Pour redonner sens à sa vie. À leur vie.
C’est là qu’elle savoure avec délices son tête-à-tête avec elle-même. Et le seul « chasse-spleen » qui lui soit autorisé : son petit café du matin.
Angèle Paoli
Texte D.R. angèlepaoli
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