L'ANTIGONE D'ANDUZE La lecture récente du Journal d’Anduze, de Lionel Bourg, écrivain et poète, a éveillé en moi des échos enfouis mais toujours brûlants… Anduze. C’est d’abord un nom au rythme étrange. Aux onduleuses et glissantes sonorités. C’est aussi la promesse d’un ailleurs mystérieux, inconnu. D’une porte qu’il faut franchir. Anduze, la « porte des Cévennes ». Qu’y a-t-il au juste au-delà de cette porte ? Je ne sais. Du moins, pas encore. Je ne peux qu’imaginer des paysages que je ne connais pas. Rien d’autre. Anduze. Je revois dans ma mémoire un village crayeux étirant mollement ses pierres ensoleillées sur les bords tumultueux d’un torrent. La tache rouge des toits de tuiles, le vert poudreux des platanes assoupis dans la tiédeur de l’hiver. Un pont jetant ses arches sur le Gardon. Des eaux abondantes qui roulent à gros bouillons et un pont, qui tremble et brinquebale sous le poids des ans. Comme tous les ponts de ma mémoire. C’est l’hiver. Nous laissons Anduze derrière nous. Nous ne nous y arrêterons pas. Et nous montons vers les Cévennes. Depuis l’aéroport de Nîmes où nous avons atterri, nous roulons. Et nous montons. J’aime cette idée de monter et de pousser toujours plus loin. Toujours plus avant dans le roulis des montagnes désertes. Les voitures se suivent, lente caravane qui grimpe en zigzagant. Quatre voitures, cinq, je ne sais plus. Nous sommes seuls tous les deux dans la nôtre. Nous écoutons de la musique. La même, toujours. Une sonate de Schubert. Nous ne sommes pas pressés d’arriver. Nous pensons à lui. Vers qui nous allons. Cette musique est aussi la sienne. Son village, c’est Saint-Etienne-Vallée Française. Un village de camisards. C’est là que se trouve sa maison. La maison de son enfance. Il faut traverser le village et prendre un petit chemin bourbeux, difficilement carrossable, s’enfoncer dans les vignes dont les sarments sont amaigris par les premiers froids. La maison est là, au bout du chemin, tapie derrière ses volets clos. Elle n’a rien de typique mais j’aime sa modestie. Une modestie qu’elle lui a léguée en partage. Sur le devant, une treille, une tonnelle défeuillée. À l’arrière, les jardins en terrasses et plus haut les châtaigniers. En contrebas, un filet d’eau qui pousse son frais jacassement. Juste de quoi se rafraîchir jusqu’à mi-cuisse en d’autres saisons, par les torrides journées d’été. Les épaules frileusement enveloppées dans un châle, Mona guette notre arrivée. Blottie entre ses deux filles, droite à l’entrée du chemin défoncé par les pluies. La mère, elle, se tient un peu à l’écart. Silencieuse, craintive. Son fils, il y a beau temps qu’il ne lui appartient plus. Elle n’a rien à dire. Les amis arrivent les uns après les autres. Ses meilleurs amis. Émus et maladroits. Recueillis, pelotonnés dans leur silence. Il y a Lisa et Marc, leurs amis communs. L’insolite voyage n’est pas fini. Il faut attendre demain. Pour le moment, chacun prend possession des lieux. Discrètement, sans faire de bruit. On se croirait presque en vacances. Et pourtant non, ce n’est pas ça ! Dans la salle à manger du premier étage, le piano reste silencieux. Une partita de Bach sur le pupitre. Les gorges se nouent. Jamais plus sa silhouette ne se découpera devant le clavier. Jamais plus les notes claires ne rempliront l’espace qui était le sien. Je retiens mes larmes. Je ne comprends pas que le paysage que je découvre du balcon, continue d’exister sans lui, indifférent à sa disparition. Il est mort depuis quatre mois déjà. Emporté en quelques mois à peine, par un cancer foudroyant. Ses cendres sont là, quelque part dans la maison éteinte. Dans sa chambre sans doute, celle où Mona, sa femme, va dormir ce soir. Pour la première fois seule, dans la maison de leurs vacances. Nous, nous dormons au rez-de-chaussée. La chambre, close depuis l’été, est imprégnée d’humidité. Je me calfeutre sous les édredons. Je me serre contre le corps chaud et rassurant de Yann. Je m’endors en savourant égoïstement le bonheur de partager avec l’autre le même sommeil. Au réveil, j’ouvre tout grand les volets. Le froid vif et pénétrant me fait vaciller. Le ciel est d’un bleu d’acier. Coupant et clair. La journée sera belle. Nous déjeunons dans la grande salle baignée de soleil. Vraiment, on se croirait presque en vacances. Et pourtant non, ce n’est pas ça ! Les volets de la maison se ferment à nouveau. Les moteurs des voitures ronronnent. Le froid sec tire de nos poumons une buée dense et volatile. Et de nos yeux des larmes involontaires. Lisa s’est écartée du groupe. Discrètement. Recueillie, elle cueille des fleurs hivernales. Compose un bouquet d’un jaune ardent. Un bouquet de pleine tendresse. Mona surgit la dernière de la maison livrée à son repli. Dans ses mains gantées de mitaines, elle serre précautionneusement un vase emmitouflé dans un foulard de soie. Nos regards échangent un long silence. Chacun regagne son véhicule. En route. Il est temps. La caravane s’ébranle, lente. Nous quittons le chemin aux vignes bleuies par le froid de la nuit. La maison s’éloigne, disparaît après le dernier virage. Nous traversons le village engourdi et blême. Soudain la voiture de Mona s’arrête. Derrière elle, la caravane fait de même. Mona fait une première halte, descend du véhicule, les bras chargés d’un lourd ballot qu’elle jette à la volée dans la première décharge venue. Des cravates s’échappent, s’entortillent aux chemises, s’accrochent aux branches des buissons. Dernière forme de résistance de l’époux disparu ? De rébellion ? Viennent ensuite ses chemises. Ses bons vieux jeans élégants, ses vestons qu’il choisissait toujours avec un goût raffiné, comme les vins et la musique. Toute sa garde-robe est là, qui disparaît en un clin d’œil , sans attendre ! Un hoquet de douleur et de révolte s’étrangle dans ma gorge. J’entends sourdre les larmes de Yann. Je les devine sur ses joues.
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J'avais lu ton magnifique texte au tout début de la rencontre avec ce lieu qui est le tien et n'avais jamais osé commenter tant ce que tu décris de ta révolte et de tes questions auraient pu être les miennes.
Je ne sais si c'est autobiographique
cela y ressemble par l'intensité des sentiments qui ne peuvent qu'avoir été vécus au plus profond de l'être.
Mona
ce ne sera jamais moi, je serais incapable, même par amour, de disperser les cendres de l'Aimé, et pourtant si tel était son voeu...
Il en faut du courage pour plonger sa main dans ce qui reste du corps caressé, embrassé, adoré, il en faut du courage et... a priori je ne pourrais avoir ce courage-là.
Le voyage que tu nous proposes dans cette région que je ne connais que pour la fameuse bambouseraie me fait penser à la fois au film Les Filles du Botaniste et (en flash) à certaines images désolées du Japon de Kurosawa.
J'aime ces phrases courtes qui disent la lente montée interrompue de haltes pour conserver le souffle... C'est magnifique Angèle, merci du cadeau du lien hier (je n'ai pu venir plus tôt, beaucoup de boulot...)
Rédigé par : Viviane | 30 septembre 2007 à 19:03
Viviane, merci à toi d'être venue.
Oui, c'est une histoire vécue. Il y a douze ans. Mais ni L., ni Y. n'ont oublié et ne peuvent oublier. Mona a refait sa vie, plus ou moins ; nous l'avons perdue de vue. Mais de A. notre ami (mort à 52 ans d'un cancer du pancréas), nous parlons souvent et toujours avec la même tendresse. Il est toujours présent en nous. Pourtant, depuis ce temps-là, nous ne sommes plus retournés dans les Cévennes. Peut-être un jour, ne serait-ce qu'en prenant pour prétexte de visiter cette fameuse bambouseraie. Les alibis sont parfois nécessaires...
Rédigé par : Angèle Paoli | 01 octobre 2007 à 01:28
Voyez-vous, Angèle, votre éphéméride, je lui en veux !!! Alors quoi ! il faut fouiller dans le sous-sol de Terres de femmes pour trouver ce texte ? Vous devriez alterner la mémoire des écrivains, des peintres et nous offrir un peu de cette langue-là, si drue, si reconnaissable : la vôtre. Et puis il y a de votre déchirure dans ce texte, le visage livré aux autres et les colères en soi. Ça brise la perfection paroles lisses, ça rugit, ça bouillonne. On n'est pas loin de l'Halalli, mais vous êtes le sanglier qui laboure la terre de sa colère ensanglantée : magnifique !
Rédigé par : Christiane | 22 janvier 2009 à 18:08
Eh oui, Christiane, il faut fouiller dans Terres de femmes. Vous voilà promue archéologue de ma propre mémoire, et vous ne le regrettez pas ! J'en suis très émue. Merci d'avoir exhumé ce texte ancien que j'aime aussi beaucoup.
Rédigé par : Angèle Paoli | 22 janvier 2009 à 22:02
Ce texte est si proche de celui de Béatrice Bonhomme... Je l'ai relu avec émotion... J'écoute l'andante de la sonate de Schubert... Partage
Rédigé par : Christiane | 17 mars 2009 à 11:21
Ce que vous écrivez là résonne comme une invitation à l'écriture. Je vous en suis très reconnaissante, Christiane. Je vais relire ce texte ancien, qui continue son chemin en moi.
Rédigé par : Angèle Paoli | 17 mars 2009 à 19:12
Ce n'étaient que de petits bouquets jaunes, préparés à l’envol de cette matinée accentuée de givre, des bouquets pour chacun, à poser, à lancer, à jeter avec amour au vent qui nous faisait promesse de l'enlacer, à l'instant de ce pas de deux entre ciel et terre, de tendresse égale à la douceur infinie, qui traçait de légers voyages dans le clair de ses yeux.
Oui, ce n'était rien de plus que de petits frissons jaunes posés sur mes genoux, le temps de ce voyage lent et foudroyant de tristesse. Schubert couvrait notre silence, la route verglacée te laissait prudente.
Seule à l'arrière, nouée de larmes, je ne pouvais m'empêcher de penser que c'était nous qui transportions ce qui deviendrait volute au soleil des Cévennes.
Ce jour de mars, c’est hier, aujourd’hui et demain à la fois, ce jour de glace est inscrit à jamais dans mon cœur, et s'il s’agite de battements si singuliers ce soir c’est que ce fut là notre premier partage, tous trois unis pour la première fois.
Ce long cortège, silencieux, brûlant de tristesse, hurlant de maladresse parfois.
Nos pas prudents et décalés sur le sol glacé, c’était bien hier, mais c’est encore aujourd’hui et demain.
A vous, à Lui
Lisa
Rédigé par : lisa | 22 mars 2009 à 20:24