Topique : Jeanne
LA SOUPENTE
Un jour, bien longtemps avant qu’elle ne s’intéresse à sa grand-mère Jeanne, bien avant qu’elle ne s’approprie son histoire, elle découvre ― à l'occasion d’une de ses nombreuses promenades dans Rome et sur l'une de ses plus admirables collines, l'Aventin ― une petite église, pleine de charme. L’église Sant'Alessio (Saint-Alexis). Près d'une allée de cyprès, bordée de jardins plantés d’orangers. Une église modeste à côté de celle de Sainte-Sabine, de Saint-Anselme, et de l’église des Chevaliers de Malte. Elle est surprise, elle, de l’existence même de cette église dont elle ignore tout. Elle ignore tout, d’ailleurs, de l’histoire de ce saint. Elle entre, recueillie, émue. Tremblante presque. Elle découvre, à côté des fonts baptismaux, un livret qui raconte l’histoire de l’église et du saint auquel elle est dédiée. Saint Alexis. Un jeune patricien, que les enseignements du Christ jettent soudain hors du logis paternel. Et qui, comme tant d’autres, prend la route, le baluchon sur l’épaule, désireux de suivre sa voie. De nombreuses années plus tard, Alexis, riche de son expérience de disciple du Christ revient à la maison paternelle. Il se présente devant ses parents qui refusent de reconnaître en cet homme chevelu, hirsute et émacié, le jeune homme brillant qui les a quittés un jour. Ils acceptent néanmoins de l’héberger. Ils lui désignent la soupente, là, sous l’escalier. Là où l’on tient les bûches pour l’hiver et quelques animaux domestiques. Alexis accepte. Il y passera le restant de ses jours.
C’est cela qu’elle découvre cet après-midi de printemps, sur les hauteurs de Rome. Elle reste là, figée sous ces pauvres vestiges de bois : la soupente de saint Alexis.
Alexis, c’est le nom qu’ils ont choisi, elle et lui, pour leur fils. Elle est bouleversée. Elle se sent au bord des larmes. Elle retient avec peine les sanglots qui menacent de la submerger. Elle est torturée à l’idée d’avoir choisi ce prénom pour son enfant, elle qui avait pensé à la figure christique de l’Alioscha des Frères Karamazov. Pour la divertir de son chagrin, son mari l’entraîne un peu plus loin, devant la demeure des Chevaliers de Malte, œuvre de Piranèse. Il lui suggère de coller son œil à la serrure de l’énorme porte de bois; qu’a-t-il donc derrière la tête? Elle verra bien ! Elle se courbe et ajuste son œil à la serrure. Elle découvre, droit devant elle, sans qu’aucun obstacle ne vienne interrompre le trajet du regard, la coupole du Vatican qui rutile, majestueuse, dans la lumière de fin d’après-midi. Selon un tracé d’une admirable rigueur, mûrement réfléchi. Découverte jubilatoire qui la rend à sa bonne humeur, à son enthousiasme.
Elle emporte avec elle l’histoire du saint et de sa soupente. Qu’elle gardera pour elle, secrètement.
Ce n’est que plus tard qu’elle est à nouveau ébranlée par cette histoire qui la hante. Lorsqu’elle apprend de sa propre mère, que Jeanne a été délaissée, dès sa naissance, dans la soupente (le legnaghju) de la grande demeure familiale de Minerbiu. Ce jour-là, elle se dit que rien de ce qui arrive n’est gratuit. Tout de l’histoire des femmes se transmet de mère en fille, en silence, insidieusement, sans que ni l’une ni l’autre n’en ait réellement conscience. « Tout est écrit là haut », comme le disait Jacques à son maître ! Non, tout de ce qu’elle est, est écrit en elle à travers le visage et le corps absent de celles qui l’ont précédée.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Voir aussi : - (sur Terres de femmes) Jeanne et Angèle et Dans le nid le nœud. |
Lu sur le site de Poetry Magazines le poème suivant de la poète russe (née à Moscou en 1949) Olga Sedakova (je ne dispose pas pour l'instant de la traduction française de ce poème. Mais a-t-il seulement été publié en France et dans quel recueil ? Le Voyage en Chine et autres poèmes [qui regroupe des extraits de plusieurs recueils dont Stèles et Inscriptions], publié en octobre 2004 aux éditions Caractères ? Ou Eloge de la poésie, publié chez L'Age d'homme en 2001 ? Tirage épuisé, semble-t-il. Recherche à entreprendre) :
SANT'ALESSIO, ROMA
"Roman swallows
swallows of the Aventina,
you fly here and there,
eyelids tightly furled
in a scowl. For ages I’ve known
that all creatures with wings are blind,
and that’s why birds cry, ‘O Lord !’
in a more human voice than ours.
You fly here and there,
who knows where from, where to,
where to, where from, who knows,
past the branches of orange and stone-pine . . .
The fugitive returns to his parents’ house
like water to a deep old well.
No, not everything is lost,
not everything vanishes.
That, “what’s the use of it ?”
That, “oh what does it matter ?”
That something even a mother, a wife
will never find out – that won’t disappear.
How good to know, in the end,
how good it is, that everything
people want, people beg for,
everything they’d give their all for
turns out not to matter at all.
So no-one recognised it ? How could they ?
After all, what does last ?
Nothing but putrefying flesh and bones,
bones bleached dry, as in the valley of Jehoshaphat."
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En fouinant dans sa bibliothèque, Angèle est parvenue à trouver la traduction française de ce poème de Olga Sedakova. Il sera mis en ligne dans les heures qui viennent. C'est aussi en quelque sorte une réponse au dernier commentaire de Sergiu Venturini.
Rédigé par : Webmestre de TdF | 17 mars 2007 à 18:35
Il y a dans ces hautes singularités russes une communauté de présences, pour le dire avec Yves Bonnefoy, une fraternité de destins où mille échos miroitent et scintillent, des traces de pas perdus dans la neige des immenses forêts russes où chaque bouleau a une âme. Ô noble parole russe, si peu traduisible en notre langue...
Langue où le mot âme est "doucha", n'est-ce pas un mot léger comme la neige qui tourbillonne dans le ciel du printemps. Et, le son clair de cette cloche qui se balance dans le ciel, n'est-ce pas le mot Pouchkine qui danse devant nos yeux comme un esprit endiablé ?
- Pouchkine, connaissez-vous un mot plus léger ?
Rédigé par : serge Venturini | 17 mars 2007 à 20:58