Icônes de l’enfance (I)
Image, G.AdC
LA FESSÉE
Privas, le premier poste de son père, alors jeune magistrat.
De la ville, elle ne sait rien. Elle n’a gardé aucune image. De la maison non plus. Seule persiste en elle une idée de jardin. Une terrasse peut-être, des glycines. Et un bassin interdit entouré de grands arbres. De l'époque lointaine de ses trois ans, elle a gardé les empreintes cuisantes de deux épisodes majeurs.
Celui de sa poupée « Boucle d’or », mise à l’épreuve du bain par son frère. Plongée dans l’épaisseur moussue de l’eau, elle l’en a repêchée, ses beaux cheveux blonds plaqués sur son visage délavé. Défigurée, elle n’était plus qu’une noyée bleuie. Elle a tenté pour elle un ultime sauvetage en la mettant à sécher au soleil. Elle a fini par fondre doucement, avachie sur elle-même, vague flaque de cire liquéfiée au soleil. Emplie de chagrin, elle se résigne à l’abandonner là sur la margelle du bassin, espérant vaguement une improbable résurrection. Son intuition d'enfant lui dit qu’elle vit son premier face-à-face avec la mort.
Le même été, ses parents ont pris quelques jours de vacances dans un hôtel modeste de la région. Elle n’a aucun souvenir précis de ce séjour. Mais son père lui a fait cent fois le récit du rituel quotidien de la fessée. Récit consigné quelque part dans ses carnets.
Il est midi. Dignes et droits, ils se rendent à la salle de restaurant. Les trois enfants, barboteuses et robes à smokes pomponnés de frais par leur mère. Qui veille, attentive à leur bonne tenue. Elle, l’aînée, profite de ce moment d’intimité familiale grave pour se mettre à pleurer bruyamment. Pour quelle raison ? Nul n’en sait rien, pas même ses parents. C’est un mystère, jamais éclairci.
Rien ne parvient à la calmer. Elle s’entête dans ses larmes et son malheur. Elle se donne en spectacle, sous les regards mi-apitoyés mi-courroucés de convives vaguement indulgents. Peut-être est-elle une enfant maltraitée ? Pourtant, non, ce n’est pas possible ! Cette femme si jolie, si fine, si élégante ne peut être une mère abusive de son autorité. Ni ce jeune père si distingué, un bourreau intransigeant et cruel ! Alors, pourquoi cette enfant minuscule s’ingénie-t–elle à rendre la vie impossible à ses parents ?
Son père, excédé soudain par ces manifestations déplacées, quitte la table, prend la fillette par la main. Ensemble, le couple étrange traverse la salle du restaurant. Ensemble, ils s’enfoncent dans le jardin. C’est là que, loin des regards étrangers, à l’abri des indiscrétions, lui, l’homme au regard si bon, lui administre sa fessée quotidienne. Avec sérieux et diligence. Cela ne prend que peu de temps. Ils s’en retournent ensuite, main dans la main, par les mêmes allées. Ils regagnent dignement leur place parmi les hommes. Une dernière larme s’accroche encore à ses cils soyeux. Glisse lentement sur sa joue. Elle la recueille au coin des lèvres d’un bout de langue. Elle aime cette perle douce et salée qu’elle roule dans sa bouche tout en mêlant l’eau de ses yeux dans le regard myope et tendre de son père.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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Peut-être que cette grande salle à manger avait le tort de voler l'intimité familiale, peut-être était-ce cela qui était insupportable à la petite fille ? Et cette intimité, fût-ce au prix de quelques larmes, cette fessée provoquée chaque jour de la même façon était après tout le moyen de la retrouver, de l'obliger à se réaffirmer : ce tête-à-tête cuisant, cet entre-quatre-zieux sonore, cet aparté particulier et secret, mais aussi bien charnel, lui était réservé, à elle, et rien qu'à elle.
Rédigé par : amour cuisant | 28 juillet 2006 à 15:35
J'apprécie la justesse de votre approche, amour cuisant ! La petite fille était sûrement jalouse, elle voulait son père pour elle toute seule, comme au temps où, délaissée - pour une juste cause - par sa mère (envoyée en stage hors de l'île), elle avait vécu, elle, une année entière chez ses grands parents. Elle jouissait alors d'un tête-à-tête très tendre avec son papa dont elle a appris récemment, à sa grande surprise, qu'elle était la "princesse". Comment peut-elle se remettre de cette exclusivité-là?
Rédigé par : Angèle | 28 juillet 2006 à 18:47
Angèle, dans le royaume familial, toutes les petites filles sont les princesses de leur papa.
Pourquoi vouloir vous remettre de cette exclusivité ? Gardez-la en votre cœur, tout simplement.
Rédigé par : amour cuisant | 29 juillet 2006 à 11:25
Quelle beauté !
Rédigé par : Christiane | 03 novembre 2008 à 20:30