Ph, G.AdC
COPACABANA
De leur première demeure aixoise, elle n’a gardé qu’un vague souvenir. Celui du jardin de « Copacabana », une maison tout en longueur, qui n’avait d’exotique que le nom. Mais ce nom-là, pour lequel elle ressentait une étrange fierté, associé à un épisode fameux de sa petite enfance, est resté gravé dans sa mémoire.
1954, c'est l'année de la mort de Colette. « Copacabana », c’est l’épisode des poissons rouges.
Hiver 54. Un froid sibérien enveloppe la Provence. La fige dans une immobilité ouatée et un silence glacial. Tout est gelé, le bassin du jardin aussi, transformé en un miroir lisse, d’un blanc presque aveuglant. Mystère pour l’enfant de sept ans, que cette eau prisonnière d’elle-même. Que sont devenus les poissons rouges ? Ils doivent être frigorifiés, asphyxiés sous cette calotte de glace qui les empêche de voir le ciel. Et la lumière ! Cela n’a pas l’air de préoccuper les grandes personnes. Le drame de cette vie en péril les laisse-t-il donc insensibles ?
Il lui vient une idée. Elle abandonne sa ronde solitaire à cloche-pied autour du bassin. Elle revient avec son épuisette. A plat ventre sur le bord de pierre, insensible au froid, elle entreprend de briser la glace, là où elle lui semble plus mince et plus fragile. Elle agrandit le trou, patiemment. Elle a les doigts gourds, malgré les moufles de laine. Elle s’agite dans un trépignement de joie, lorsqu’elle entrevoit par l’échancrure béante, la ronde des poissons rouges sous la glace. Elle pousse un soupir de soulagement. Elle est arrivée à temps. Elle plonge son épuisette dans l’eau glacée. Les voilà qui s’y engagent l’un après l’autre. Elle les cueille dans sa main gantée de laine et les étale au soleil. Elle les aligne avec soin, par ordre de taille. Elle caresse leur corps mordoré d’écailles luisantes. Ils frappent les dalles à grands coups de nageoires. Elle a tout le loisir de les observer de près, les yeux dans les yeux. Justement leurs yeux, ils ont l’air bien vitreux tout de même. C’est sans doute d’avoir été si longtemps en contact avec la glace ! Le claquement des nageoires ralentit. L’immobilité les gagne. Elle les croit soudain endormis d’un bien-être de lézard qu’elle connaît bien. Elle s’endort, elle aussi, à côté d’eux, dans la lumière hivernale, la main posée sur le plus petit d’entre eux. La voix de sa mère la fait sursauter : qu’est-il arrivé aux poissons rouges ? Ne voit-elle pas qu’ils sont morts ?
Elle explique qu’ils avaient froid, nus sous la glace, qu’elle a voulu les réchauffer au soleil ! Mais les poissons ne peuvent vivre que dans l’eau, elle le sait bien, pourtant ! Elle le lui a expliqué cent fois ! Elle ne fera donc jamais que des bêtises ! Elle propose de les replonger dans le bassin. Trop tard. Elle ne peut y croire. Elle pleure, désespérée. Maintenant, il n’y a plus qu’une chose à faire, appeler le chat !
Un festin pour lui ! Elle s’enfuit, honteuse, cacher son chagrin au fond du jardin.
Au bord du bassin, il ne reste que les arêtes.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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