EMMA
Des cinq enfants de Philippine et de François, c’est à la troisième fille qu’est revenue l’autorité. Elle était belle et racée. Intelligente aussi. Mais autoritaire. C’était en quelque sorte l’intellectuelle de la famille. Elle avait fait des études. Elle avait passé son brevet supérieur. Elle était institutrice. La meilleure institutrice du Cap. Celle dont, aujourd’hui encore, l’on parle encore dans les familles du Cap. Parfois avec crainte, toujours avec respect. À voix basse cependant.
Enfant, elle aimait cette tante. Elle la préférait aux autres. Même si elle la craignait bien un peu, surtout dans les dernières années de sa vie.
Emma se rapetissait d’année en année, courbée en deux, cassée, recroquevillée sur elle-même. Elle était maigre et voûtée. Bossue. Tozza. Elle lui faisait penser aux sorcières du Père Castor. Elle se souvient bien d’elle. Elle retrouve dans son visage d’aujourd’hui, son visage de femme à elle, les traits de cette grand-tante. Elle lui ressemble. Plus les années passent, plus elle lui ressemble. Elle ne sait si elle doit vraiment s’en réjouir ou pleurer.
Enfant, elle aimait cette tante. Elle la vénérait. Elle avait pour elle une admiration mêlée de crainte. Cet amour-là, elle le partageait aussi avec son frère cadet. C’est du moins ce qu’elle croit.
Pourtant, quelque chose s’est insinué en elle. Comme le voile léger d’un doute. Un doute qui ne s’est pas dissipé avec le temps, mais au contraire précisé et configuré au fur et à mesure qu’elle s’est penchée sur la vie de Jeanne, la quatrième fille, sa grand-mère à elle. Ce doute, c’est son propre père qui l’avait infusé en elle, par les remarques diffuses qu’il s’autorisait. Il devait en savoir long sur l’histoire de la belle-famille. Sa mère coupait toujours court à ses propos, qu’elle jugeait déplacés. Les enfants saisissaient au vol les petites perfidies paternelles. Mais ils étaient trop jeunes pour leur prêter sens. D’ailleurs, dans ces moments-là, sa mère se mettait à parler corse, pour être sûre de ne pas être comprise de ses enfants.
Maintenant, elle pourrait bien sûr comprendre. Mais il est trop tard. Son père est mort depuis trop longtemps. Il a emporté dans la tombe les secrets de la maison. Des secrets pesants que, seule, elle essaie de percer. Jeanne. La spoliée. Celle qui n’a rien eu en héritage. Elle ne possède d’elle que quelques rares photos. Et une lettre. Une lettre qui parle d’Emma. Longuement. Une lettre indiscrète que peu connaissent. Hors une cousine nonagénaire, qui la lui a transmise. Comment s’est-elle trouvée en sa possession ? Elle n’a jamais voulu le lui dire. C’est un secret. Un de plus, que la « sororie » a emporté dans la tombe.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Voir aussi : - (sur Terres de femmes) Elle se regarde dans la glace. |
Retour au répertoire de décembre 2004
Retour à l'index de la Catégorie Autofiction (clairs de terres)
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.