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VOCERU
Dans ce récit à quatre mains, qui est Jeanne, qui est Hélène ? C’est la question que se pose d’emblée le lecteur dès qu’il s’immerge dans le texte. Deux écritures s’entrecroisent, se répondent à deux voix. Thrène autour de la mort du père tant (et trop mal ?) aimé. Déploration aussi autour de la sœur cadette disparue à peine née. Un « chjami è rispondi », mais aussi un long « voceru » venu des montagnes corses de la Casinca.
Très vite, le lecteur s’approprie le récit des deux sœurs, dont l’enfance bastiaise se déroule dans le vieux quartier qui donne d’un côté sur la place du marché, de l’autre sur des venelles, des « carrughju », ruelles escarpées déboulant sur les quais animés et paresseux du Vieux-Port. 2, rue de la Marine. C’est là, dans l’unique immeuble de la rue, que grandissent Hélène et Jeanne. Protégées mais tenues par la figure tutélaire du foyer, le père. Très vite aussi, au-delà de la « marche typographique » qui permet de différencier les deux écritures (caractères avec ou sans empattement), la voix de Jeanne s’inscrit dans un registre différent de celui d’Hélène. Une tonalité mineure sans doute. Dolente, souvent. Hélène l’aînée est plus solaire. C’est pourtant elle qui a vécu la mort de sa cadette, mort suivie de la naissance de la benjamine. Entre les deux bébés pas de différence. Les mêmes interdits précautionneux pèsent sur la joue tiède de la petite dernière et sur la joue déjà froide de celle qui n’a fait que passer. Pour Hélène, la naissance de l’une se superpose presque avec la mort de l’autre. Cette sœur qu’elle attendait avec tant d’impatience pour pouvoir partager avec elle ses jeux d’enfant, voilà qu’elle va se prendre « à l’aimer de loin, avec maladresse et chutes sous la lune, puis la jalouser si fort » qu’elle en oubliera de l’aimer. Jeanne, « l’enfant arc-en-ciel » joue ses jeux en solitaire, des jeux étrangement funèbres, douloureusement ritualisés. Elle est celle qui s’abîme en d’infinis « soliloques sur l’invisible. » Celle qui s’est incarnée dans le chant des pleureuses antiques.
Marquées par les événements familiaux de leur enfance corse, les deux sœurs sont pourtant très différentes. Hélène, même si elle se dit « austère », se laisse étourdir par les « divertissements » de sa vie d’étudiante aixoise. Décidée à s’affranchir coûte que coûte de l’emprise du père. Son écriture est plus distanciée que celle de Jeanne la révoltée, la ténébreuse, la tendre rebelle ! La blessure intérieure de Jeanne serait-elle plus profonde ? Plus indéracinable ? L’écriture de Jeanne est dense et sombre. Et avec elle émergent les vieux démons insulaires. Le rapport au temps et à la mort qui ne font qu’un ! Et, tout d’un coup, le lancinant aveu que « Plus rien jamais ne sera comme avant » ! C’est des rets de cette révélation que se tisse cette insatiable mélancolie. Qui ronge à jamais l’âme de celle qui croit pouvoir échapper à sa terre en la fuyant et accomplit en s’évadant l’inéluctable et indéfectible « parricide ».
Cet ouvrage, qui a obtenu en 2000 le Prix du livre corse de langue française, est aujourd'hui épuisé chez l'éditeur. Qui prendra l'initiative de le rééditer ?
Jeanne et Hélène Bresciani, Deux, rue de la marine, Editions Les Vents contraires, Aix-en-Provence, 1999.
Angèle Paoli
D.R. Texte angelepaoli
Jeanne et Hélène Bresciani,
Deux, rue de la marine.
EXTRAIT
« Sans doute, l’oubli viendra-t-il, paradoxalement, d’avoir remué tant de souvenirs… L’oubli ou une forme de légèreté.
J’ai hérité de toi quelques lambeaux de phrases, quelques maladresses, quelques expressions intérieures que je ne transmettrai, à mon tour à personne. J’ai du mal à écrire là où les mots vont te toucher de près, parce qu’ils rouvrent d’anciennes blessures. J’ai l’impression d’inventer ta vie pour te mettre à mort, une seconde fois, mais le plus important est ce qu’on ne dit pas. Ce silence entre nous — silence de mort ? — comme une respiration entre les phrases. Le non-dit est un vrai garde fou, car si l’écriture peut créer des chimères, elle les défait aussi, nous présentant son verdict implacable.
Tu vois, je suis revenue au plus près de toi, au plus près de moi, pour me souvenir sans cesse de ta vie, même si je sais que mes phrases ne te comprendront jamais tout à fait, toi ou tes raisons, même, si par l’encre me gagne, inexorablement, l’ombre de ton agonie… »
(page 190)
La déplorable affaire de Jean-Michel Maulpoix m'aura du moins permis de découvrir ce site et de l'ajouter à mes "favoris", pour pouvoir y revenir fouiller dans la mine des articles et mieux examiner la liste des auteurs - parmi lesquels ne figurent pas certains de mes préférés ; j'essaierai de comprendre pourquoi.
Je compte bien arpenter souvent ces "terres de femmes" !
Rédigé par : Françoise Granger | 09 avril 2006 à 20:30
Merci, Françoise Granger, pour cette visite, et bienvenue sur mes terres insulaires. J'attends impatiemment de connaître la liste de ces "auteurs préférés" non présents dans Terres de femmes. La mienne est d'ailleurs assez longue. Voyez, par exemple, tout à l'heure je vais parler de Pirandello. Eh bien oui, c'est vrai, il n'est pas encore attesté dans TdF. Et pourtant, Pirandello est bien un auteur que je lis... et relis (avec toujours le même plaisir et la même empathie), et dont je dispose des oeuvres complètes, en italien et en français. Seulement voilà, j'écris toujours avec des déclencheurs d'écriture. Un événement, un anniversaire, une rencontre inattendue, un coup de foudre. A la Tzara. Comme on ouvre un dictionnaire de la vie au hasard. Cet aléatoire, c'est en quelque sorte mon cahier des charges... ma jubilation et mon bon plaisir. J'ai trop eu à souffrir pendant trente ans d'enseignement (je suis une jeune pré-retraitée) des contraintes de programme pour ne pas écrire "à la Montaigne", "par sauts et gambades".
Amicizia,
Angèle
Rédigé par : Angèle Paoli | 10 avril 2006 à 10:06