Ton île ton village ton hameau ta maison
ton espace vital ta terre inconsolable
Ton île ton village ton hameau ta maison
espaces de tensions anciennes
larvées tapies enfouies
dans l’épaisseur des murs
de la cave au grenier
tensions en suspens à venir
Insolubles Inéluctables Indéchiffrables
tensions
Pour la première fois tu perçois le tragique du lieu Sans doute l’avais-tu pressenti sans pouvoir sans savoir cependant l’exprimer
Aujourd’hui c’est le jour de son arrivée L’arrivée de ta mère
le noeud va se resserrer se tisser se disjoindre se retendre Autour d’elle de ses propres fils non clarifiés non résolus emmêlés Inextricables noeuds
Tu es sur le qui-vive pied de guerre tensions pour toi et pour les tiens aussi
détails minuscules à résoudre affronter l’inessentiel des choses
d’une importance vitale pour elle seule
assurer tu vas devoir assurer dans le sens qui est sien
pour assurer ta propre survie à toi Il s’agit de tenir le souffle
de sauvegarder ton rythme de respirer pour survivre
à ses exigences à ses peurs qui ne sont plus les tiennes
toi depuis longtemps éloignée détachée Insensible parfois
exaspérée souvent
Et la chaleur irrespirable accablante chaleur qui anéantit exténue
toute volonté tout désir tout élan avant même
qu’il ait pris chair en toi
Affronter tout de même trouver l’énergie nécessaire pour affronter le charivari ordinaire de la ville chariots rayons débordants d’inutiles richesses
hommes bedonnants savates shorts débraillé pas même savant
affiché comme valeur en soi satisfaction enfants braillards mères éreintées
queues files d’attente interminables routes encombrées caravanes motos
virages ajustés serrés traîtres d’éblouissements
Tu pleures tu ne sais au juste pourquoi ta liberté à peine retrouvée
déjà renoncée perdue pour combien de temps tu ne sais
l’organisation à échafauder les tensions à éviter
les susceptibilités à ménager les toiles d’araignées
à découdre effacer délacer biffer
Tu tiens à ce que tout soit parfait qu’il n’y ait rien à redire même
si tu sais depuis toujours que c’est impossible Impossible de la satisfaire
elle cette vieille dame ta mère Hors de ta portée Au-delà de tes forces tu le sais tu ne peux rien pour elle depuis longtemps hors d’atteinte de son bonheur inapte impuissante depuis toujours pour toujours Comme toujours tu y mets du tien
un point d’honneur et tout ton savoir-faire sans espoir de la convaincre jamais
de remplir son attente si encore tu savais quelle et où Un mois passé sans elle et maintenant il te faut repartir pour plusieurs mois avec elle à tes côtés prise entre le désir de sa vie de sa mort prise toi taraudée écartelée déchiquetée entre ces deux pôles injoignables
Ce matin pourtant tu t’es octroyé trois heures de plage et sur la plage tu as écrit
entre deux bains entre deux pages entre deux eaux entre mer et ciel
tu songes à ta chambre celle où tu dors Tu dors dans la chambre de ton grand-père cette chambre qui était sienne interdite alors au temps lointain de ton enfance Dont il sort tiré à quatre épingles lui le héros drapé de dignité
canne à la main à la boutonnière rosette de la Légion d’honneur
sa silhouette maigre d’Assyrien nimbée d’effluves d’eau de Parme
Tu dors aujourd’hui dans le lit de ta propre grand-mère quel était son côté
tu n’en sais rien ni ta mère non plus tu dors dans ce même lit Celui où est morte ta grand-mère Jeanne à soixante-trois ans toi-même tu n’as rien perçu de sa disparition rien aucun signe tu étais un bébé encore Trois ans peut-être
plus tard tu ne sais plus vraiment quand cette chambre est devenue ta chambre
et à quel moment le lit conjugal de tes grands-parents est devenu le tien
Tu as du mal à imaginer qu’ils y ont dormi toute une vie et fait l’amour aussi bien sûr tu as du mal à les imaginer faisant l’amour et pourtant tu penses plutôt
que c’est lui qui l’assaille elle sa femme qu’il couvre de son autorité en bon militaire l’armée au lit comme ailleurs Il ne doit être question pour elle
de se dérober devoir d’épouse de soldat femme de devoir résignée réduite à l’autisme c’est cela qu’elle a dû être Jeanne ta grand-mère mais qu’en sais-tu au juste toi sur quels indices te fondes-tu pour avancer de tels propos rien de précis c’est vrai mais une intuition dense encore renforcée par le visage triste
de ta grand-mère sur les rares photos que tu possèdes d’elle à des âges divers
de sa vie cette femme-là n’a pas été heureuse Jamais ou si peu a traîné le malheur de sa naissance toute sa vie et peut-être l’a-t-elle transmis en partie à ses propres enfants sans s’en rendre compte un drame que tu portes toi aussi
inscrit dans ta chair Et que tu redoutes désormais d’avoir fait don à ton tour
c’est dans cette chambre Et dans ce lit qu’est née ta propre mère la seconde fille du couple l’enfant préférée de P. c’est entre ces murs que la quatrième fille
des époux V.-B. a mis au monde ses cinq enfants toi aussi depuis de nombreux étés tu fais l’amour et que sans doute tu as conçu l’un ou l’autre de tes enfants
Peut-être est-ce là entre ces murs pétris d’une histoire familiale qui est la tienne
que tu mourras à ton tour inondant de ton urine le compagnon de tes nuits
car c’est bien cela qu’elle t’a dit ta mère Un matin à son réveil P. a ressenti
qui le gagnait progressivement une sensation d’étrange humidité
un mouillé tiédasse entre le chaud plus vraiment chaud et le froid
pas vraiment froid De la main il a tâté les draps pour tenter de comprendre il a identifié cette humidité inhabituelle C’est de sa femme qu’elle provenait
de son corps à elle Il s’est redressé et il a vu il a vu qu’elle dormait
sans un souffle calme et triste
morte
à ses côtés
depuis combien de temps
il n’en savait
rien
ne s’était rendu compte
de rien
elle l’a quitté
sur la pointe des pieds
sans une plainte
dans le silence dans la mort comme dans la vie
Elle
la femme au visage triste l’enfant in-désirée de la soupente
la déshéritée
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
D.R. Ph. angèlepaoli
Mariage de Jeanne arrangé entre deux familles du Cap Corse
par Emma la terrible
Voir aussi : - (sur Terres de femmes) Jeanne et Angèle ; - (sur Terres de femmes) La soupente. |
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Chère Angèle,
En prolongement de la conclusion de votre texte (« Elle la femme au visage triste l’enfant in-désirée de la soupente la déshéritée. »), je voudrais vous donner à lire ce qui suit. Vous comprendrez sans doute mieux encore ce que savez déjà. Que notre île, pour nous les insulaires, oui, est bien :
UNE ILE METAPHORE _________
Il a quitté l’aéroport au volant de l’automobile de location. Il longe le bord de la mer par le chemin qu’il suit maintenant jusqu'à une ville très ancienne. La mer est calme, le soleil au-dessus éclaire son azur, il paraît plus limpide encore. Ses rayons font tout autour des rochers qui affleurent comme des couronnes de diamant. Elles brillent plus vives et plus scintillantes encore que des étoiles.
Il est au village maintenant. Sur un monticule. Dans une grande vallée. Elle est dominée de tous les côtés par des montagnes qui l'entourent comme un entonnoir. Il a éteint son flambeau. Il fait jour. Il se lève et regarde la campagne. Il voit les chèvres marcher dans les sentiers du maquis et sur les collines. Cà et là, il y a des feux de bergers. Il entend leurs chants. Ils résonnent parmi les plus hautes montagnes de l’île. Figé sur un promontoire, il voit en dessous toutes les vallées et toutes les montagnes qui descendent vers la mer. Les ondulations des coteaux ont des couleurs diversement nuancées, suivant qu'ils sont couverts de maquis, de châtaigniers, de pins, de chênes-lièges, d'oliviers ou de prairies. En face, à l’horizon, l’infini s'étend. Cet insondable comme ce qu'il sait d’elle est méditerranéen. Devant un pareil spectacle, il ne cherche pas à comprendre ce qui se passe en lui. Il se résigne. Il reste ainsi des heures sans penser. Il scrute ébahi la grande ligne blanche qui s'étend dans le lointain. Il a presque envie de pleurer. Il se retient. C’est devant cette mer-là, quand, avec tout son azur, elle surgit au soleil entre les fentes des rochers rouges, que le cœur alors, en une immense envolée, court sur la cime de ces flots si doux, vers ces rivages aimés. Les mêmes où les poètes de l'Antiquité imaginèrent toutes les beautés dans un pays débonnaire, le leur, où l'écume, un matin, apporta Vénus endormie dans sa coquille de nacre.
Plus tard, bien plus tard, par un temps serein, par une mer calme, il quitte l’île. Son île, leur île, si belle. Il lui dit un dernier adieu. Le voici réinstallé devant son écran. Loin d’elle, auprès de souvenirs qui brûlent. Il recommence sa vie sur le clavier de son ordinateur. Il se demande ce qu'ont donc les voyages de si attrayants pour qu'on les regrette à peine achevés.
Il le sait, il l’a compris maintenant, il rêvera longtemps des forêts de pins, des châtaigneraies humides, de la Méditerranée si bleue, si limpide, si éclairée de soleil. Car c’est avec elle qu'il lui faudra bien un jour s'y rendre encore pour qu’elle accepte enfin la tristesse de son peuple, la beauté simple des sentiments des siens.
Un prochain hiver, quand la neige recouvrira les toits et que le vent sifflera dans les serrures, leurs âmes confondues erreront dans le maquis de myrtes, le long des golfes si purs où la lune, en baignant son corps de sirène comme un appel éperdu, leur dira la nécessité de retrouvailles pour toujours.
Amicizia
Guidu _________
Rédigé par : Guidu | 25 février 2006 à 16:52
Chère Angèle,
Je viens de relire ce texte si émouvant de sincérité et il m’a fait penser à cette photographie que j’ai réalisée à vos cotés un jour de libeccio. C’était le 17 août 2007 à 15 heures 41, vous souvenez-vous ?
J’avais probablement en mémoire «l’organisation à échafauder les tensions à éviter les susceptibilités à ménager les toiles d’araignées à découdre effacer délacer biffer»
Et depuis je sais désormais que vous ressemblez à votre paysage, à votre paysage quotidien, à votre libeccio…
Melita Gianandrea décrit ainsi :
Il libeccio ___
Il libeccio ammanta di calura la terra,
si muove il canneto,
e danza sul mare,
coriandoli di rena calda,
avvolgono il gabbiano in fuga.
Amicizia
Guidu____
Rédigé par : Guidu | 04 septembre 2007 à 17:19
J'avais oublié ce texte, cavaliere, mais je revois le moment précis de cette photo. Depuis, la maison et son jardin sont fermés, ses habitants se sont dispersés. Les maisons voisines se sont repliées sur leur silence et moi, je hante les lieux désertés par l'été.
Rédigé par : Angèle Paoli | 05 septembre 2007 à 23:01