José Corti, 1995.
Ph, G.AdC CELLE PAR QUI LA TÉNÈBRE ARRIVE Dès les premières pages de Blesse, ronce noire, elle est, elle, la petite sœur de cinq ans, « celle par qui la ténèbre arrive » ! Pourtant, ténébreux, il ne l’est pas moins. Lui, de cinq ans son aîné. Pareille à elle, avec ses grands yeux sombres. Et ce même amour exigeant vissé à l’âme et au corps. C’est qu’ils sont de la même espèce, le frère et la petite sœur. De la race solitaire et solidaire des « maudits ». Ils le savent. Et ils en jouent. Rongés semblablement dès leur plus tendre enfance et jusqu’au plus profond de leurs viscères par l’interdit de leur amour. Un amour qui prend chair et bonheur dans la fulgurance d’un éclair de printemps. Et conduit inéluctable au bord du gouffre les deux amants. Leur tragédie prend fin avec le suicide (? !) de l’un … puis de l’autre. Leur histoire ? Une passion folle qui s’accouple avec la mort ! Entre les deux versants, une descente lente aux enfers, et longue sur des chemins pavés d’opium ! Rutilants et douloureux ! Ainsi est-il de Blesse, ronce noire, la fiction qu’a inspirée à Claude Louis-Combet le poète autrichien Georg Trakl. Et plus particulièrement le poème « Révélation et anéantissement ». Le texte, en six parties, s’organise selon un ordre chronologique qui surprend. Automne 1897/été 1905/1905-1909/été1909/ mars 1913/octobre-novembre 1914. Dix-sept ans de la vie de Gretl et Georg se déroulent ainsi, avec des ellipses temporelles et de soudains allongements. Dans une langue où fusionnent mysticisme et baroque, une langue à l’image des deux enfants. Il fallait bien que le texte prît son essor à l’automne, saison des profondeurs crépusculaires. Dans cet automne fin de siècle, cependant somptueux. Il fallait bien que s’ancre le récit dans le grenier de la maison. Car « c’est au grenier qu’a lieu, dit Bachelard, la bouderie absolue, la bouderie sans témoin ». Pour le philosophe Louis-Combet, La Poétique de l’espace ne pouvait avoir de secret. C’est dans ce grenier « au miroir » que le garçon «dans sa jeunesse sans innocence » initie la petite sœur consentante et l’entraîne au cœur de mystères et de sacrifices originels. Sacrifice de la poupée transpercée par la violence d’un coup de sabre. Mystère du corps féminin mis à nu par le frère. Découvert, le sexe enfantin, entre ouverture et fermeture, dans une mise en abyme vertigineuse de jeux de regards et de jeux de miroir. Voilà bouclée la scène primitive et primordiale des amours enfantines. Amours incestueuses auxquelles ni l’un ni l’autre ne cherchent à échapper. Jamais. Chacun grandit avec la pleine conscience d’avoir déjà accompli la faute. Faute exigeante, tyrannique, inscrite au plus vibrant des replis secrets de leur chair. Qui, l’heure venue réclame son dû. Le récit se clôt à l’automne, mais un automne brouillé de « brumes fuligineuses » celui-là. Et Gretl emporte avec elle la dernière image : celle de l’enfant nue au miroir. Angèlepaoli D.R. Texte angèlepaoli EXTRAIT Dans le grenier de la vieille maison, c’est un capharnaüm de malles remplies de livres, de lettres, de papiers de famille, mais aussi de vêtements périmés, de rideaux, de dentelles, de coussins à franges et à ramages. Il y traîne des jouets comme fracassés par le temps : une poupée qui a perdu une jambe, une autre dont le crâne de porcelaine s’est brisé et laisse apparaître le délicat appareil de contrepoids qui fait mouvoir les yeux, petits globes de verres bleus se haussant et s’abaissant sous des paupières immobiles ornées de très longs cils. Les poupées portent des robes à l’image de celles des petites filles et, là-dessous, de précieux petits pantalons blancs serrés contre les cuisses. Un jeu de quilles est étalé sur le plancher. Un cheval de bois éreinté est encore attelé à sa charrette, mais celle-ci n’a plus de roues. Des soldats de plomb fauchés dans leur élan viril gisent dans une boîte de carton. De nombreux couvre-chefs, masculins ou féminins, sont accrochés à des patères ou traînent dans la poussière : des casquettes, des gibus, des canotiers, des chapeaux extravagants ornés d’oiseaux, de fleurs, de plumes, et garnis de rubans, de voiles noirs ou de voilettes. Des outils d’antan paraissent abandonnés à leur rouille. Le bois est cironné : maillets, manches de gouges et ou de marteaux, poignées de scies sont effrités au-dedans, pulvérulés, et s’émiettent à même le sol. Des baquets, des arrosoirs et divers ustensiles en zinc sont cabossés, percés, déchaussés, béants. Un sabre d’abordage, engainé de cuir, pend lamentablement, pointe en bas, retenu par une boucle de cordonnet, parmi des colliers de fausses perles et de fausses pierres, des grelots, des gants de filet déchirés et noircis. Une grande pesanteur d’inertie accable ce ramassis d’objets éliminés. Un miroir grandiose, serti dans un décor de plâtre foisonnant de palmettes et de lauriers, affiche son éclat blanchâtre et terne au-dessus du fatras. (pp. 12-13-Incipit) |
CLAUDE LOUIS-COMBET Source ■ Claude Louis-Combet sur Terres de femmes ▼ → Bethsabée à jamais → Depuis le temps que la chair s’épure → Hiérophanie du sexe de la femme → [Il y avait la main] (extrait de Dichotomies) → Isula, insula → « J’écris du désir comme du désert » → Mala Lucina → Noyau Central → Le Nu au transept (note de lecture d’AP) → Radeau de la première femme, III (extrait de Dérives) → Résurgences → Suzanne et les Croûtons (note de lecture d’AP) |
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