« Elle avait pénétré au-dedans de ma sphère personnelle,
elle m’était intérieure, pure substance de mon être,
au même titre que les nerfs, le sang. »
Ph.©angelepaoli
Ciel d'orage sur la Haute-Corse (Nonza)
Elle a noté cette phrase sur l’un de ses carnets; mais de quel livre s’agit-il donc ? Où pourrait-elle retrouver cette phrase, qu'elle avait recopiée ce jour-là (mais lequel ?) en pensant à elle ! Et qui lui était destinée ! Il faudrait qu'elle entreprenne une recherche rigoureuse, selon des critères précis qu'elle est seule à connaître. Mais cela lui semble improbable, une aventure à la Bouvard et Pécuchet ! Vouée en partie à l’échec.
Que fait-elle là, d’ailleurs, cette phrase, juste au-dessus de B/P ? B/P ? Oui ! Bacon/Prozac ! Bacon/Prozac. Bacon/Prozac ! Elle a l’impression de tourner du bout de son doigt humecté de salive, les pages papier bible de son dictionnaire picturo-médical. Bref, elle feuillette son carnet noir, elle tente de retrouver un semblant de cheminement qui lui permettrait de se réapproprier un titre, un auteur, une association d’idées. Et, sans cesse, elle rumine les deux noms qu'elle a accouplés, sur la page même où elle lit cette précieuse et énigmatique phrase momentanément anonyme ! Peut-être tirée d'un ouvrage d'Iris Murdoch ? La Mer, la mer, le roman qu'elle lisait alors ?
Il est vrai aussi qu'elle s'était promis d’écrire sur cet étrange tandem. B/P ! Sinon, pourquoi l’aurait-elle consigné sur cette page ? Mais le temps a passé, puis il l’a dépassée et l’a prise de court, une fois de plus. Alors, elle laisse ce temps glisser à sa guise, sereinement, mais chaque fois davantage. Cela n’a plus vraiment d’importance. Et puis elle oublie. Elle lambine. Provisoirement.
Mais ce qui lui paraissait si important, il y a quelques jours à peine, ne l’est plus au moment même où elle y revient. Alors, à quoi bon ? Elle se demande bien pourquoi, tout d’un coup, cela ressurgit au détour d’une page et s’affirme en elle comme une nécessité si impérieuse ! Pourquoi est-elle donc si fluctuante ? Comment se fier à soi ? Le carnet est là, à portée de main, toujours, où qu'elle soit. Il est un rappel à l’ordre. Atténué, bien sûr, et familier, mais tout de même ! Il la suit partout, l’accompagne où qu'elle aille. Il suffit qu'elle l’extirpe de son sac et qu'elle l’ouvre, n’importe où ! Les pages noircies de signes désordonnés l’obligent à revenir en arrière... sur soi-même. Parfois elle s’étonne de ce qu'elle a noté. De ces éclairs qui ont zébré son esprit.
Et voilà que, parmi tant d’autres mots, ressurgit cet étonnant binôme. Bacon/Prozac ! Oui, Bacon, l’extraordinaire peintre anglais. Qui la fascine, la bouleverse, la bouscule. Chaque fois avec la même intensité, la même force. Un peintre terrible, terrifiant. Inquiétant, terriblement. Mais elle le comprend. Il lui suffit de prononcer son nom pour voir surgir devant elle cette fameuse étude d'après Vélasquez, la silhouette violine du pape Innocent X, hiératique et déformé dans sa cruauté pourpre, figé dans sa longiligne raideur. Quant au « Prozac » ? Bon, sa renommée (elle le sait) n’est plus à faire et le nom de "la chose" touche un public beaucoup plus large que le nom du grand artiste ! C’est la pilule miracle, celle qui assure à tous les insatisfaits de la vie moderne, les inquiets, les « magoneux », les mélancoliques ataviques, les atrabilaires pétris de haine de l’autre et d’eux-mêmes, bref, les déprimés chroniques, un semblant de bonheur passager. Une trêve momentanée à l’angoisse. Cette angoisse qui le rongeait, lui, l’artiste, semblablement.
Quoi qu’il en soit, ce n’est certes pas pour suggérer au peintre de consommer post mortem quelques plaquettes de Prozac qu'elle réunit ces deux noms ! Bien sûr que non ! Quoique, si Francis avait pu se nourrir lui aussi de quelques-uns de ces comprimés magiques, il aurait probablement dispensé ses admirateurs de pousser des cris d’orfraie et de dégoût devant les autoportraits torturés et mutilés qu’il a laissés de lui ...et derrière lui.
Alors, où est le rapport, direz-vous ? Eh bien... en liaison directe avec l’expérience qu'elle a pu faire par elle-même de cette fameuse molécule. Un jour de déprime. Une déprime suffisamment carabinée, selon le médecin, pour qu’il lui prescrive d'emblée du Prozac, forcément ! Avec ce médicament, elle ne tarderait pas à se remettre d’aplomb, à retrouver son naturel optimiste bien connu ! Elle s'est donc conformée en toute confiance à cette prescription.
Mal lui en a pris ! Elle fut tout aussitôt en proie à des délires hallucinatoires qui ne lui laissaient aucun répit. Murée dans son silence, hagarde, elle vivait, impuissante, les métamorphoses auxquelles elle était confrontée. Elle sentait son visage se retourner comme un gant. De l’intérieur. Elle était comme dépecée, décalottée, le crâne et les os à nu, la peau à vif, avec son réseau de veines rouges, de sillons bleuis, ses entrelacs de fibres musculeuses mêlés à des lambeaux de chair qui tentaient encore de s’agripper aux ossatures du nez, aux lames des pommettes, aux creux des orbites. Le tout en continuelle gestation, en ébullition ininterrompue. Les éléments s’inversaient avec une régularité d’horlogerie. Si le nez se mettait à saillir, le front, lui, par un mouvement inversement proportionnel, s’incurvait de l’intérieur, se bombant dans un boursouflement de globules explosant au contact de l’air. Pendant ce temps-là, la bouche, exaspérée par ces tiraillements incessants, grimaçait d’une commissure à l’autre sans trouver de position stable. Sa langue se contorsionnait avec force dans des convulsions irrépressibles qui promettaient de l’étouffer. L’ovale régulier de son visage s’étirait monstrueusement, confiant aux maxillaires le travail de retourner le menton tandis que les zygomatiques entraînaient les arcades sourcilières à l’orée de l’implantation des cheveux. Elle sentait ses yeux s’exorbiter, rouler d’une cavité à l’autre, laissant apparaître toute la hideur aveugle et blanche des globes oculaires. Parfois les billes giclaient hors de leur orbite (elle s’était toujours demandé par quel subterfuge elles pouvaient bien rester attachées sans jamais se décrocher ou pendouiller lamentablement!), abandonnant leurs cavernes exsangues à un vide mortel. Toutes ces transformations insensibles, invisibles à l’œil nu s’accompagnaient de sifflements sournois, de craquements sourds. Comme ces infimes bouleversements telluriques, inaudibles, qui régissent notre vie sans que nous en prenions conscience !
Sa souffrance morale était aussi intolérable qu'indescriptible. Les larmes jaillissaient d’abondance de ses yeux absents. À surgir ainsi d’une source inconnue, elles contribuaient à accentuer son malaise. Elle les voyait de l’intérieur, qui ruisselaient le long des réseaux capillaires, creusant au passage des sillons dans les joues. De vraies larmes de sang. Qui allaient finir par la trahir. Elle se voyait enfin telle qu'elle était : un amas de lambeaux de chair putride que, par un effort démesuré de succion, elle tentait d’aspirer dans son gosier. En vain. Son visage d’écorchée lui collait à la peau.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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les effets du Prozac semblent ressembler au tableau terrifiant de ce peintre dont vous parlez.
bonne soirée.
clem.
Rédigé par : clementine | 01 juillet 2005 à 22:05
Mais non, ma petite Clem, pas de panique, le "Prozac" ne produit pas toujours cet effet-là. Ca m'est réservé ! Depuis, rassurez-vous , je n'en prends plus. Et puis, qui sait, peut-être que chez d'autres cela peut produire des effets Soutine. Moi, c'était l'effet Bacon, Francis Bacon. Un peintre fascinant. Même s'il est inquiétant.
Rédigé par : Angèle | 01 juillet 2005 à 22:48