« Je vais sur le perron. Je l’attends. Depuis la première minute, lorsqu’elles se sont embrassées devant la terrasse, j’attends Lol V.Stein. Elle le veut. Ce soir, en nous retenant, elle joue avec ce feu, cette attente, elle le déplace sans cesse, on dirait qu’elle attend encore à T. Beach ce qui va arriver ici. Je me trompe. Où va-t-on avec elle ? On peut se tromper sans cesse mais voici que non, je m’arrête : elle veut voir avec moi, s’avancer sur nous, nous engloutir, l’obscurité de demain qui sera celle de la nuit de T. Beach. Elle est la nuit de T. Beach. »
Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, Gallimard, Collection Folio, 2003, pp. 103-104.
Paris, Carrefour de l'Odéon. Café des Éditeurs.
J’ai rendez-vous avec J. Je surveille distraitement toutes les femmes aux cheveux blancs qui font leur entrée dans le café. Quelle tête peut bien avoir un professeur d’université ? Et de stylistique qui plus est ? Je n’en ai plus la moindre idée. Comment savoir si ce visage dur et carré est celui de celle que j’attends. J’ai déposé devant moi, bien en vue, quelques-uns de ses ouvrages. Au moins pourra-t-elle me reconnaître. La femme au visage dur et carré a commandé une salade. Tout en grignotant à petits coups, elle feuillette un livre. Plie les pages avec application. Elle ne m’est pas sympathique. Pourvu que J. le soit !
Je ne parviens pas à me concentrer. Je rédige ces notes sur mon cahier. Ma plume file. J’ai rêvé que la petite Gwen (l’une de mes jeunes lycéennes) était enceinte. Gwen pleurait à chaudes larmes à l’idée d’un avortement. Sa mère hurlait de fureur et de haine. Gwen la dévisageait sans comprendre. Moi non plus, je ne comprenais pas. Quelque chose m'échappait. Quel rapport pouvait-il bien y avoir entre ce tendre et mystérieux visage de jeune fille emplie d’ardeurs secrètes et celui de cette femme, ravagé par la vie ? Comment l’une peut-elle être l'enfant de l’autre ? Elles n’ont rien en commun. Et pourtant ! Je suis bien obligée de me rendre à l'évidence. Gwen, aux traits lisses et purs, est bien la fille de cette femme meurtrie. J’essaie de comprendre. Je me heurte à l’inconnaissable.
Cette femme qui lit tout en grignotant du bout des dents les ingrédients divers de sa salade n’est pas non plus J. Heureusement ! Elle ne me plaît vraiment pas. Qu’est-ce que cela a à voir ? Rien ! Je le sais bien ! Rien!
Une femme à la belle chevelure blanche fait son entrée dans le café, bourdonnant à cette heure de la journée. Elle scrute la salle, cherchant plutôt sur les hauteurs derrière la balustrade. Je me lève sans hésiter et me dirige vers elle.
J’ai enlevé mes lunettes noires. C’est une femme de belle allure. Elégante. D'une élégance très « classique ». Dix-septième presque. Je lui demande si elle est celle que j'attends. Elle me répond que oui, c’est elle. Elle a un beau visage aux yeux clairs et un accent délicieux. Juste ce qu’il faut de chantant. Sans la moindre vulgarité. Nous parlons de Cassis et de Virginia. Elle et Virginia. Deux femmes en apparence aux antipodes. Et pourtant, quelque chose les rapproche, que j’ignore encore, mais que je ne désespère pas de trouver.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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