Saveria, le ventre lourdement arrondi par ses dernières semaines de grossesse, s’appliquait à tisonner le feu. Dès l’aube, Santu, son mari, avait déchargé une stère de bûches qu’il avait entreposées près de la cheminée. Saveria, patiemment, les avait agencées une à une. De temps à autre, elle en remuait une dans l’âtre du bout de son tisonnier. Avec les mêmes gestes lents, elle tournait la grosse louche en bois de châtaignier, grattait le fond culotté de la pentola, rajoutait une tranche de lard et épaississait la soupe d’une poignées de fèves, jetées à la volée. Il fallait que cela tienne au corps, avec ce froid vif du dehors qui vous saisissait à la gorge et vous coupait le souffle. Par moments, elle redressait la tête, inquiète du raclement de sabots qui sourdait de derrière le mur de l’étable. Alors Manfarinu, l’âne de Santu, lançait un braiement à vous déchirer les entrailles. Pourtant, il ne manquait de rien, ni de paille fraîche ni d’avoine. Qui aurait pu dire quelle tristesse ancienne chevillait cet âne au corps ? Santu, ce matin-là, s’était mis en tête de ranger sa soupente, de mettre un peu d’ordre dans ses outils, d’affûter ses couteaux et de recoudre le bât de l’âne, qui, ici et là, laissait échapper ses bourres. Il était en plein ouvrage lorsque des coups frappés à la porte lui firent redresser la tête de dessus son établi. Il s’en alla ouvrir. C’était Marcanto’, le crâne engoncé dans une superposition de bonnets ravaudés. Il soufflait comme s’il avait couru et une haleine chaude dessinait des volutes grises au sortir de sa bouche. Sa moustache était perlée de givre. Le froid faisait couler son nez et transformait en minuscules stalactites cet écoulement qu’il tentait en vain d’endiguer d’un revers de manche. Du reste, ses yeux aussi pleuraient, et toute cette eau se figeait sur ses joues bleuies par le froid. D’un signe de tête, Santu l’invita à venir se réchauffer dans la maison. Ils entrèrent l’un derrière l’autre et Saveria s’effaça pour leur céder la place. Elle alla vers l’évier et mit le café en train. Il prendrait bien un bol pour se réchauffer. Marcanto’ ébaucha un oui de la tête. Saveria se demandait ce qui pouvait bien amener Marcanto’ jusqu’à eux par ce temps. Et de si bon matin. Santu se décida à briser la glace et prit la parole : « Uh, Anto’, cusa ghjè ? » Marcanto’, mal à l’aise, se tortillait et faisait crisser ses galoches l’une sur l’autre. Ce n’était pourtant pas son genre ! D’ordinaire, il lâchait ce qu’il avait à dire sans faire de manières. Ce malaise ne disait rien qui vaille. Un silence lourd commençait de s’installer dans la pièce qu’embaumaient les arômes du café. Saveria tendit aux hommes un bol fumant. Après quoi, elle ouvrit le buffet, sortit deux verres à liqueur et versa pour chacun d’eux une rasade d’alcool de châtaigne. Marcanto’ ne se le fit pas dire deux fois. Sans piper mot, il avala cul sec un premier verre, puis un second. D’un nouveau revers de manche, il essuya sa moustache puis se lança dans un discours improvisé. C’est que lui, en tant que garde champêtre, il avait reçu des ordres. Les autorités d’en bas lui avaient fait savoir que les habitants du canton devaient se rendre à la ville pour se faire recenser. Santu, inquiet, objecta : « Et Saveria ? » Et il sortit de sa poche un document plié en quatre, couvert d’une écriture violine, signée et tamponnée des autorités préfectorales. C’était arrivé d’Ajaccio et sûrement que dans les cantons voisins, ils avaient dû recevoir les mêmes directives. Santu tourna le papier dans tous les sens avant de trouver le bon. Pas de doute ! Ça venait bien d’Ajacciu, c’était signé d’une plume enluminée d’une belle envolée. Même qu’il y avait la date. Pour le canton de Rezza, le recensement aurait lieu le 18 décembre. Quelques jours avant le solstice d’hiver. C’était aussi l’époque prévue pour la naissance du petit. Car ce serait un petit, à n’en pas douter ! Un rejeton mâle ! Saveria était pâle et lançait vers Santu des regards désespérés. Lui était perplexe, ne savait que faire pour rassurer Saveria. La pauvre femme faisait peine à voir. Elle, d’ordinaire si calme et si enjouée, tremblait. D’un tremblement léger, à peine perceptible. Et une tristesse soudaine avait voilé son visage. Santu calcula le temps qu’il lui faudrait pour se rendre à la ville. S’il voulait être dans les temps, il fallait faire vite et partir dès que possible. C’était aussi l’avis de Marcanto’. Les deux hommes échangèrent quelques considérations savantes sur la question du recensement. Mais leurs avis divergeaient quant aux conclusions. L’un disait que c’était à cause de la guerre, imminente, là-bas, sur le continent; l’autre affirmait que c’était pour le prélèvement des taxes. Mais, dans un cas comme dans l’autre, qu’est-ce que les femmes avaient à voir là-dedans ? C’était égal ! Le document spécifiait bien que tout le monde était concerné, même les mourants ! « Beh, de mémoire de garde champêtre, Marcanto’ n’avait jamais vu ça ! » De longs espaces de silence ponctuaient leurs exclamations. Puis, les petits verres d’alcool de châtaigne aidant, le garde champêtre retrouva sa faconde. Du coup, il se mit à raconter que des mulets s’étaient échappés de leur masure, étaient partis vagabonder par le maquis et qui sait, maintenant, comment on allait leur mettre la main au licou! Il était réquisitionné pour aller avec les autres à leur recherche. Mais ça pouvait prendre des heures, voire davantage ! Et à l’idée d’aller courir la montagne par ces froidures, il en avait la chair de poule. Il préférait presque se mettre en route pour la ville et se débarrasser sans tarder de cette question du recensement. D’une certaine manière, Marcanto’ se sentait soulagé. Et n’en finissait plus de se répandre en discours et nouvelles. Il y avait la vieille, Maria a cionca, celle qui vivait seule à l’autre bout du village, qui avait fait une mauvaise chute. Celle-là, ses jours étaient comptés, et le recensement, elle n’en verrait pas la couleur. « Quandu a pera hè matura, si ne casca » ! Santu acquiesça d’un hochement de tête approbateur. Tout cela, c’était bien beau, mais les poires, mûres ou pas, ne lui disaient pas comment il allait s’en sortir de cette affaire ! Marcanto’ perçut l’embarras de Santu. Il comprit qu’il lui fallait partir. Cela faisait plus d’une heure qu’il était là et il avait d’autres villageois à visiter. Il se leva, rajusta sa grosse cape, en remonta le col jusqu’aux oreilles, enfonça sur sa tête ses superpositions de bonnets et prit congé. Il serra la main de Saveria et lui souhaita bonne chance. Tout se passerait bien. Elle n’avait rien à craindre pour son petit. Il essayait de se faire rassurant. Saveria esquissa un maigre sourire, puis retira sa main, perdue dans la main calleuse du garde champêtre. La haute stature efflanquée de Marcanto’ emplit l’espace de la cuisine. Il hésita un instant dans le chambranle de la porte. Puis la clochette tinta et il disparut, avalé par le froid. SUITE>>>> Manfarinu, l’âne de Noël, II Manfarinu, l’âne de Noël, II Manfarinu, l’âne de Noël, II Le lendemain, Santu se leva avec le premier soleil. Il avait bâté Manfarinu qui renâclait devant la porte. Il ne restait plus qu’à charger les sacs de jute. D’un côté, le sac empli de vêtements et de couvertures nécessaires pour le voyage et de l’autre, le sac de vivres. Le jeune homme jeta un dernier coup d’œil à l’atelier. Il avait eu le temps de tout remettre en place. L’établi était propre et dégagé. Les billots avaient été poussés dans un renfoncement de la pièce, les varlopes, les rabots, les clous et les tenailles avaient été rangés contre la paroi de l’atelier. Tout était en ordre. La cave sombre fleurait bon l’odeur des copeaux de bois fraîchement écalés. Santu avait pris soin de les mettre à l’abri dans un grand sac de corde fermé par une ficelle. Ainsi les copeaux seraient protégés de l’humidité et il les retrouverait à son retour, prêts pour la cheminée. Il était satisfait et en dépit de la pesanteur qu’il ressentait à l’idée de passer outre-monts, il éprouva un sentiment d’orgueil. Passager mais vif. Il tira la porte derrière lui, donna plusieurs tours de clés, vérifia que la porte était bien close. Puis il entra dans la cuisine, contiguë à l’atelier, et alla suspendre la lourde clé à la soupente de l’escalier en bois qui montait à l’étage. Il aperçut Saveria qui descendait les marches péniblement et tentait de conserver son équilibre en s’agrippant à la rampe. De la main restée libre, elle tenait un baluchon de voyage qui contenait châles, jupons, et bas de laine. Santu lui vint en aide. Il la délesta, posa sur le ventre rond un regard attendri. Puis, d’un geste lent de la main, il en caressa le galbe tendu et serré, agité de soubresauts de cabrettu… Un soleil pâle et rond commençait à poindre de derrière les crêtes hérissées du Monte d’Oru, lorsque Santu et Saveria quittèrent leur casetta de pierre. Bien calée sur le dos de Manfarinu, les jambes emmitouflées dans un châle de laine noir, Saveria regardait les maisons du hameau s’éloigner en cahotant. Santu tira sur la bride qui sanglait la monture. De temps à autre, il tançait son âne d’un « tsa-tsa » affectueux dont Manfarinu connaissait bien la musique. Les longues oreilles de l’animal vacillaient d’aise. En dépit de la lourde charge qui lui était confiée, il n’était pas mécontent de s’éloigner de l’étable et d’entendre ses sabots claquer avec la régularité d’un métronome sur les gros blocs de pierres mal équarris du sentier muletier. Parfois Santu s’arrêtait pour rajuster patiemment une pierre sèche échappée du muret. Le soleil était haut maintenant et ils avaient depuis longtemps dépassé les dernières maisons isolées du village, dépassé la fontaine et le lavoir, en contrebas du dernier hameau, laissé derrière eux les derniers jardins en terrasse. L’Ortu, Curtalina et Pjangattighju. Il n’y avait plus que le maquis à perte de vue. Et le sentier muletier dont il ne fallait surtout pas s’éloigner. Ils laissèrent sur leur gauche le moulin de Casella, franchirent le pont génois à deux arches, ensoleillé en cette fin de matinée. Sur la droite, de l’autre côté du pont, le torrent sinuait près de rives sablonneuses. C’est là qu’ils comptaient faire halte. Sur les plages de gravier fin. Saveria montra du doigt un arrondi de rocher qui pourrait servir d’appui à son dos fatigué. Santu l’aida à s’accommoder au mieux. Puis il déchargea un sac de jute et sortit les victuailles. Des poches de son velours, il tira son canif et tailla dans la miche fraîche qu’il tenait serrée contre sa poitrine, de belles tranches de pain blanc. Saveria sortit de sa musette le bocal de terre cuite où elle tenait enfermées les olives noires. Sur sa tranche de pain, elle versa précautionneusement un filet d’huile d’olive, saupoudra l’huile d’une pincée de sel fin, écrasa quelques feuilles de menthe séchée. Elle savoura à belles dents la simplicité rustique de ce mets. Avec son pain, un morceau de caghju et quelques figues, elle pouvait tenir jusqu’au soir. Santu tendit à sa femme la gourde remplie d’eau fraîche. En échange, Saveria lui servit une tasse de café brûlant. Les voilà revigorés. Il était temps de reprendre la route. Il leur fallait arriver à la grotte de l’Onda avant la tombée de la nuit. Saveria retrouva le balancement chaloupé de Manfarinu. Elle somnolait, le buste penché en avant. Santu veillait sur elle. De temps à autre, il rajustait un pan de châle qui avait glissé de son épaule. Parfois, Saveria sursautait lorsque le pas de Manfarinu se faisait hésitant ou que son sabot venait à buter contre un escarpement de roche. Cela faisait maintenant un bon moment qu’ils grimpaient. Le sentier devenait plus ardu et Manfarinu peinait. Son pas ralentissait. Santu tança son âne par un « tsa tsa » plus sec et plus autoritaire. L’âne reprit son amble dignement. Ses oreilles oscillaient et ses yeux embués de larmes claires couvaient Santu avec tendresse. Il avait raison, Santu ! Le jour déclinait et bientôt ils seraient enveloppés par la nuit. Ils allaient faire halte à la grotte et Manfarinu aurait droit à sa ration de maïs et qui sait, avec un peu de chance, à quelques châtaignes rôties ! Il redressa le col fièrement et embrassa le sentier qui montait vers la bocca. Ils s’arrêteraient sûrement avant. La bocca, ils la passeraient demain dans la matinée et après… Qui sait ce qui les attendait après ? La grotte ne devrait plus être loin maintenant. C’est ce que disait Santu. Il disait qu’il restait encore une ou deux boucles. Il fallait d’abord passer l’ancienne bergerie, puis la minuscule chapelle mangée par les ronces. Sant’Agustinu. La grotte de l’Onda se trouvait juste après, au-dessus du ravin de la Ronda. Un vol de bécasses traversa silencieux le ciel d’hiver. La grotte était là, creusée à l’aplomb dans le granit de la montagne. À peine masquée par le feuillage des chênes verts. Une barrière de bruyère en protégeait l’accès. Santu, les doigts engourdis par le froid, avait du mal à en dénouer les lacets de jonc. La barrière pourtant céda à sa pression. Il la poussa devant lui. Manfarinu, heureux d’arriver à bon port, fendit la mer d’asphodèles qui s’ouvrait sur son passage. Manfarinu, l’âne de Noël, III Manfarinu, l’âne de Noël, III La nuit était maintenant tout à fait tombée, une nuit étoilée que le scintillement des astres rendait plus froide encore. Saveria et Santu, blottis l’un contre l’autre autour du feu, se réchauffaient doucement. Le crépitement régulier des flammes berçait leur corps engourdi par l’effort de la marche. Santu tirait sur sa pipe tout en attisant les flammes avec des tiges d’asphodèles. Les ferluccci crépitaient et faisaient monter des gerbes d’étincelles joyeuses vers la voûte culottée de suie. Santu défit ses lourdes bottes qui s’abandonnèrent à leurs formes. Saveria aurait bien aimé procéder à un brin de toilette, mais il faisait trop froid et elle ne se sentait pas le courage de se mettre nue. Demain peut-être, si Santu voulait bien lui chauffer un baquet d’eau. Pour le moment, ce qu’elle voulait, c’était s’allonger sur le lit de fougères. S’allonger pour détendre son corps, étirer ses jambes et permettre au figljolu qui gîtait dans ses flancs de prendre ses aises. Santu aida sa femme à se coucher, puis il s’allongea à ses côtés. Elle se blottit dans ses bras, heureuse de sentir son corps musculeux contre le sien. Ensemble, ils parlaient du petit à naître, qui gigotait dans son sein. Pourvu qu’elle tienne jusqu’à leur retour au village, pourvu qu’elle arrive jusqu’à l’après-solstice. Pourvu, pourvu… Elle lui parlait et le berçait, mon petit, u miu figljolu. Elle s’endormit sur ces mots de tendresse et d’amour. Santu la serra dans ses bras. Ce matin-là, après trois jours de marche, ils sont arrivés à la ville. Ce matin-là, ils ont reconnu la ville à la couleur de l’horizon. Ce matin-là, ils ont reconnu la ville à cet éblouissement du ciel au-dessus de la mer. Manfarinu, l’âne de Noël, IV Manfarinu, l’âne de Noël, IV Soudain ce fut la ruée. Tout le monde se précipita vers l’entrée principale de la préfecture. L’Administration venait d’ouvrir ses portes. Chacun s’avançait avec les siens. Les familles s’empressaient vers les guichets ouverts. L’inquiétude et la méfiance se lisaient sur les visages. « Ce recensement, qu’est-ce que ce sera ? » Chacun disait la sienne, se perdait en conjectures. « Inutile de poser des questions ! Les employés ont à faire. » Les tampons s’abattaient sur les feuilles dans un martèlement régulier, qui rythmait le temps de passage au guichet. Finalement, le tour de Santu et de Saveria est arrivé plus vite que prévu. Il faut dire qu’une personne bien intentionnée s’était effacée pour céder sa place à Saveria. Du coup, d’autres ont fait de même. Santu est sorti de la préfecture avec un papier rempli en bonne et due forme entre les mains. Il ne se sentait pas plus avancé pour autant. Il n’en savait peut-être pas davantage, mais il était soulagé. Il emmena Saveria, que cette longue attente avait épuisée, à la recherche d’une cantina. Il se dit que, dans la ville haute, il avait des chances de trouver gîte et couvert. Santu avait tout prévu. Il avait de quoi payer. Il voulait que Saveria puisse se remettre de son épuisement et de ses émotions. Une bonne soupe chaude ne lui ferait pas de mal, et une bonne nuit dans des draps bien frais non plus. D’autant qu’il allait falloir se remettre en route dès le lendemain. Il ne faudrait pas que les douleurs surprennent Saveria en dehors de la montagne, en dehors du village et de la casetta ! Santu se hâta de trouver un logis. Il dénicha dans une ruelle haut perchée, à l’écart du charroi du centre, une chambre où installer la jeune femme. Ce n’était pas le grand luxe, mais la pièce était propre et la literie aussi. Il y avait une table de toilette et son plateau de marbre. Une cuvette en faïence et un broc empli d’eau claire. Saveria savoura le bonheur simple de dormir dans des draps qui sentaient bon la lessive. Elle savait qu’elle allait s’endormir très vite, l’esprit tranquille, enfin. La première partie du voyage s’était bien déroulée. Restait le retour. Elle se dépêcha de se fourrer dans le lit avant que la gagne l’appréhension. Elle prit tout de même le temps de brosser longuement sa chevelure qui déroulait la soie de ses vagues jusqu’au bas du dos. Manfarinu, l’âne de Noël, V Manfarinu, l’âne de Noël, V Un froid étrange, inattendu, happait les voyageurs. La neige serait-elle tombée pendant leur absence ? Santu craignait que oui. Il sentait sa présence dans ses os. Et le ciel en portait les traces, qui soudain s’était affadi. La voilà justement qui fait son apparition. D’abord sur les hauteurs, puis sur les pentes avoisinantes. Elle recouvre à présent la route. Les branches des sapins s’affaissaient sous son poids. La montagne semblait s’être rapprochée. Elle était à portée de main. Il suffirait de gravir la première pente pour se trouver d’un seul trait au sommet. « Qui sait ce que l’on découvre de là-haut, tout là-haut ! » Saveria grelottait à l’idée de ce monde inconnu qui donnait sens à sa vie. Instinctivement, elle ramena les pans de sa pelisse sur elle, puis ceux de son châle. Santu rabattit sur ses joues les oreilles de son bonnet fourré de laine grossièrement cardée. Le froid piquetait les interstices de peau restés à l’air libre. D’un « tsa tsa » nuancé d’appréhension, Santu encouragea Manfarinu à forcer l’allure. Les sabots crissaient sur les cristaux de neige. Ensemble, l’animal et son maître laissaient derrière eux la dentelle de leurs pas. Dessin entremêlé 4/2, 4/2, 4/2 auquel se mêlèrent bientôt de minuscules noyaux d’olives noires. Avec par-ci par-là un amoncellement, une menue grappe serrée. Chaude et humide. Les chèvres étaient passées par là il y a peu. Les bergeries de Salincaccia n’étaient pas loin. Et les premiers enclos. Les jappements des chiens. Puis les chèvres, laine contre laine. Qui ponctuaient le moindre de leurs déplacements par un bêlement plaintif. Santu s’approcha. Le berger lui fit signe d’avancer. Ils échangèrent trois mots. Santu n’avait qu’à entrer. « Il y a de la place dans la bergerie pour sa femme et pour lui. Et aussi un abri pour Manfarinu, derrière la casetta. Qu’ils se mettent à l’aise. Ils sont chez eux. Lui, il faut qu’il termine sa besogne. Il lui reste encore une cinquantaine de bêtes à traire et il faut qu’il le fasse avant la nuit, s’ils veulent pouvoir fermer l’œil ! Et il y a aussi les chevreaux qu’il faut mener à leur mère, sinon ils se laissent mourir de faim ! » N’est pas chevrier qui veut ! Santu le savait bien du reste ! « Qu’ils entrent ! Il y a le feu, il fait bon dans la bergerie ! » Saveria ne se le fit pas dire deux fois. Elle pénétra dans la pièce sombre, tout juste illuminée en un point par les flammes. Elle s’approcha du foyer pour se réchauffer. La lourde paghjula noire grésillait sur le fucone. Une bonne odeur de soupe au lard emplissait l’espace sombre et enfumé de la bergerie. Bati vint voir si Saveria était bien installée. Il aurait bientôt fini. Les chiens jappaient avec frénésie. Le calme tomba d’un seul coup. En même temps que la nuit. Quelques trépignements encore, puis l’agitation cessa tout à fait. Les hommes s’assirent au coin du feu. La soirée serait longue, mais Santu et Bati n’avaient pas peur du silence et encore moins du silence de l’autre. Bati fredonnait quelques airs, le menton perdu dans sa lourde barbe. Puis sa voix grave monta et la mélodie de paghjelle emplit la nuit. Saveria savourait cette paix de l’âme. Bientôt le sommeil tomba sur ses épaules. Santu l’aida à s’installer sur son lit de paille. Dans son demi-sommeil, elle entendait la voix brouillée des deux hommes qui se chuchotaient leurs histoires. Puis elle s’abandonna à son bien-être et se livra sans frémir à la fantaisie de ses rêves. Les deux hommes prolongèrent tard encore leurs conciliabules, échangèrent les dernières confidences. Puis chacun s’enroula dans le noir repli de la nuit. Manfarinu, l’âne de Noël, VI Manfarinu, l’âne de Noël, VI Un gypaète traçait des cercles lents dans le silence blanc de la montagne. Santu et Saveria reprirent leur route, courageusement. Il faisait grand jour déjà, mais le soleil, trop bas en cette saison de l’année, n’avait pas encore franchi la crête de la montagne. Et une lune blême s’attardait encore au-dessus des voyageurs. Le froid, coupant et sec, était plus vif que la veille. Saveria, emmitouflée dans ses lainages, avait du mal à respirer. D’un revers de main, elle chassait les larmes dures qui coulaient le long de ses joues parcheminées. Tous trois avançaient sans sourciller, absorbés par les rigueurs qui engourdissaient les membres et l’âme. Ils avaient laissé derrière eux la bocca de Tartavellu et amorcé la descente à travers la forêt de pins, dense et sombre. La route était à peine visible, tant la neige était tombée drue, et il était difficile d’en délimiter les frontières. Le visage de Santu, bleui par le froid, s’était encore assombri. À de certains endroits, Manfarinu peinait et trébuchait, dans cette neige fraîche où il enfonçait. Il ne faudrait pas qu’il versât dans le talus camouflé ici et là par l’épaisseur de la couche poudreuse, mais ferme. Saveria réconfortait son fidèle compagnon par une caresse sur le revers des oreilles et Santu lui offrait de temps à autre une poignée de châtaignes rôties. Manfarinu recevait l’un et l’autre don sans rechigner. Il reniflait d’aise. Dans le grand silence blanc de la montagne, ils ont marché. Ils ont marché sans prendre le temps de faire halte. Á la tombée du jour, ils ont retrouvé la grotte de l’Onda. Le champ d’asphodèles, recouvert de neige, était invisible lui aussi. Mais la litière de fougères était intacte. Saveria revécut dans sa mémoire le temps écoulé depuis leur première halte. Demain, à la même heure, ils seraient au village. « Se Diu vuole. » Ils auront retrouvé la chaleur du fucone, dans la cuisine. Et les gestes réconfortants de la vie de la casetta. Saveria, tout à ses pensées et à ses activités, n’avait pas entendu les crissements de pas dans la neige. Elle sursauta en entendant la voix de Santu, mais elle ne reconnut pas celle des hommes qui conversaient avec lui. Elle dressa l’oreille. Combien étaient-ils avec Santu, sur le rocher à l’aplomb du ravin de Ronda ? Les sons se chevauchaient, et lui parvenaient assourdis. Saveria, inquiète, se glissa hors de sa spelunca. Dans la demi-obscurité, elle distinguait la silhouette de deux hommes sur leurs montures. Aux costumes qu’ils portaient, au ton assuré de leur voix, elle comprenait qu’il s’agissait de voltigeurs. Roulés dans leur cape brune, les bottes serrées dans les étriers contre les flancs de leurs chevaux, ils avaient arpenté la montagne à la recherche de deux bandits qui se cachaient dans les vallonnements. Difficile de dire où au juste. Hier, ils avaient cru pouvoir leur mettre la main au collet. Mais les traces qu’ils avaient suivies les avaient conduits à une impasse et maintenant, ils n’étaient plus sûrs de rien. Les bandits, Santu en connaissait au moins un ! Tiadoru. Tiadoru Poli. Il était célèbre dans tout le canton de Rezza et cela faisait bien longtemps qu’il faisait parler de lui. Jamais personne n’avait réussi à le capturer, celui-là ! Il connaissait la montagne comme sa poche et même la neige ne pouvait parvenir à le trahir. Le Tiadoru, il avait donc fini par accomplir sa vengeance. Il avait rendu le sang par le sang. La loi du silence, l'acqua in bocca, l’avait emporté. Maintenant, sa sœur pouvait reposer tranquille dans sa tombe. Celui qui avait souillé sa vie et la réputation des siens gisait au fond de quelque ravin. Il ne resterait bientôt plus de lui que la carcasse, dépecée, nettoyée et blanchie par les oiseaux rapaces. Mais eux, les voltigeurs, ils avaient reçu l’ordre de ramener Tiadoru Poli vivant. La lune avait surgi au-dessus de la grotte et avec elle les froides constellations de la nuit d’hiver. L’étoile du berger vrillait le ciel de ses éclats de pierre précieuse. Les voltigeurs avaient repris leur course à travers la montagne. Les sabots crissaient sur les cristaux de neige. Les chevaux entremêlaient les dessins de leurs pas. 4/4, 4/4, 4/4. Le crottin chaud fumait dans le froid. Santu et Saveria s’étaient blottis l’un contre l’autre. Saveria frissonnait à l’idée que les bandits puissent être tout près d’eux et faire irruption d’un moment à l’autre dans le noir. Santu la rassurait. Il avait posé son fusil à ses côtés et si Tiadoru se montrait, il saurait lui parler. Il lui offrirait peut-être un gobelet d’« acqua santa ». Elle n’avait rien à craindre. Saveria s’était endormie, réconfortée par le calme de Santu. Manfarinu s’ébroua à l’approche de son maître qui lui tendait sa première poignée de châtaignes. Une hermine royale pointa sa truffe brune à hauteur du museau de l’âne. Immobile, elle inspecta les alentours, puis grignota la pente du talus sans plus se préoccuper de l’intrus qui la regardait détaler, cardant la neige du pelage fin de son ventre. Manfarinu affronta vaillamment son ultime journée de marche. Hissée sur le dos de sa monture harnachée de couvertures, Saveria mesura le temps qui la séparait de son village. Il lui tardait de retrouver les paysages familiers de la vallée du haut Cruzzini, la cascade de Lancone, les hameaux tapis à l’adret de la montagne, le pont génois qui enjambe le torrent gros des eaux du Monte d’Oru, le moulin de Casella, les premiers jardins de Muracciole, puis les terrasses de l’Oreli et de l’Ortu. Et la fontana de Lucia, la petite divinité de la lumière. Saveria se redressa, étira son dos, surprit les soubresauts de son ventre, qu’elle soutenait des mains. Des petites baies rouges jalonnaient le sentier qu’ils venaient d’emprunter. Les baies rouges des arbousiers qui étoilaient la neige de leurs infimes ramifications. Manfarinu, l’âne de Noël, VII Manfarinu, l’âne de Noël, VII Dans la cuisine, les flammes crépitaient sous la paghjula. Là-haut, dans la chambre où reposait Saveria, elles montaient jusqu’aux solives. Les femmes s’empressaient autour de Saveria. Leurs gestes étaient précis et sûrs. Elles avaient préparé bassines d’eau chaude et serviettes. Elles avaient disposé sur le plateau de marbre de la table de toilette divers ustensiles et fioles dont elles possédaient seules l’usage et le secret. Santu quitta le gynécée et alla se réfugier, pensif, au coin du fucone. Il caressait le fourneau de sa pipe d’un geste distrait, attisait les bûches qui absorbaient ses pensées. Les gémissements de Saveria le faisaient parfois sursauter. Au-dessus de lui, les femmes allaient et venaient. Le parquet de bois grinçait à intervalles réguliers. La précipitation s’effaça pour laisser place au ralenti des gestes. Aux rumeurs succéda le silence. Une chaise se renversa pourtant, qui fit sursauter Santu. Il se leva, arpenta la cuisine, se heurta à la meria et à l’angle de la table de châtaignier. Il tendait l’oreille pour supputer derrière chaque bruit un nouvel indice. Combien de temps encore cette attente allait-elle durer ? Il n’en avait aucune idée. Peut-être toute la nuit ! Lui, si calme d’ordinaire, se sentait gagné par une fièvre inconnue, et son inquiétude allait grandissant. Il regarda sans comprendre l’heure qui tournait sans discontinuer sur le cadran de la vieille horloge. Soudain un déchirement lacéra la nuit, aussitôt suivi de miaulements de chatons. Le cœur battant, Santu se précipita à l’étage supérieur. Saveria reposait immobile dans le lit. Ses longs cheveux torsadés en une lourde natte glissaient sur le revers des draps. Santu s’approcha d’elle, lui caressa le front puis les joues, déposa un baiser sur ses lèvres endormies. Dans un angle de la chambre, les femmes s’occupaient de l’enfant nouveau-né. Un beau bébé bien membré que son père arracha des bras de la balia pour l’emporter dans un tourbillon de fierté et de bonheur. Santu dansait et riait tandis que l’enfant, toujours à ses pleurs, lançait vers son père un jet dru et tiède. Santu s’enorgueillit de l’à-propos de son fils. Tout fonctionnait à merveille. Il couvrit de baisers chauds le corps dodu de l’enfant qu’il tenait serré contre sa poitrine. Il tournait dans la pièce à grandes enjambées et le feu projetait sur les solives ses ombres bondissantes de géant. Felicciola enleva l’enfant des bras de Santu. Il lui fallait l’emmailloter maintenant, avant qu’il ne prît froid. Agata avait pris soin de bassiner les langes avec une brique chauffée à la braise. D’une geste rapide, Agata enroula l’enfant dans ses langes. Le voilà fin prêt pour le sein. Felicciola tendit le nourrisson à sa mère, l’installa confortablement au creux de son épaule. L’enfant têta goulûment. Puis s’endormit. Manfarinu, l’âne de Noël, VIII Manfarinu, l’âne de Noël, VIII Bien des années plus tard, le soir de la veillée de Noël, au coin du fucone, la zia raconte à ses petits-fils l’histoire de Manfarinu et de sa descendance. Elle raconte à ses petits-fils l’histoire de ce pelage gris des ânes corses marqués une fois pour toutes, une nuit de Noël, par une croix noire et soyeuse tombée du ciel et des étoiles. Il était une fois, dans une île de Méditerranée, un âne gris. Un âne gris qui avait porté Saveria. Saveria et l’enfant gîtant dans son sein. L’âne de Santu et de Saveria. Manfarinu. L’âne de Noël.
« Saveria aussi !»
« Dans son état ? »
« Oui, elle aussi !»
Et il soupesa du regard l’état de la jeune femme.
« Bon Dieu, c’est vrai qu’elle est grosse ! »
« Mais comment est-ce possible ? »
« C’est la loi ! Il y a ordre ! »
Enfin seuls, Santu et Saveria restaient silencieux. Ni l’un ni l’autre n’osaient prendre la parole, chacun faisant mine de s’absorber dans des gestes indispensables. Soudain Santu se lança. Il fallait partir demain. Il avait bien fait d’affûter ses couteaux. Il allait préparer la charcuterie, couper de larges tranches dans le prisuttu qui finissait de fumer au plafond. Il lui restait encore à consolider les coutures du bât de Manfarinu et à en recoudre les fentes qui laissaient échapper la bourre. Santu déposa un baiser sur le front pâle de Saveria, écarta une mèche qui s’était échappée de son fichu et lui balayait la joue. Puis il s’éclipsa et abandonna Saveria à la chaleur de la cuisine.
Santu reçut Saveria dans ses bras. Elle se sentait lasse, Saveria, mais c’était bien compréhensible dans l’état qui était le sien. Pourtant, elle ne pouvait rester inactive. Elle avait besoin de se dégourdir les jambes. Poussée par la curiosité, elle s’aventura au-delà du champ d’asphodèles et découvrit, en contrebas de la pente, de belles fougères qui grimpaient à l’assaut des grands arbres. Elle en cueillit de pleines brassées qu’elle déposa à l’entrée de la grotte. La jeune femme pénétra dans le vaste abri naturel qui portait encore les traces d’une visite récente. Des pierres disposées en demi cercle, d’autres noircies par le feu, quelques fagots de bois secs, debout dans un arrondi de muraille. C’est là, dans cet antre, qu’ils allaient passer leur première nuit de voyage. Avec un balai de scopa trouvé dans un recreux de roche, Saveria balaya le sol de terre battue. Elle était heureuse de s’activer à des tâches ménagères. Son dos engourdi lui faisait mal. Et ses épaules étaient lourdes de l’effort inconsciemment fourni pour ne pas tomber du dos de Manfarinu. Avec des gestes précis et souples, elle confectionna un lit en prenant soin d’alterner tiges et feuilles de fougères. Elle recouvrit ensuite la litière d’une lourde couverture en poils de chèvre. Elle aspira à larges bouffées cette bonne odeur de feuillage frais mêlée de chaleur animale lourde.
Saveria sentit l’appel du large, elle qui ne connaissait que les envoûtements de la montagne, elle éprouvait comme une sorte d’ivresse qui la prenait au dépourvu. Santu, plus pragmatique et tout à ses préoccupations, mit un semblant d’ordre dans sa chevelure, en la rebroussant de la main, doigts écartés à la manière d’un large peigne à carder. Il avait troqué son manteau de berger contre une veste de gros velours côtelé. Saveria plia le pilone qu’elle rangea au fond de son baluchon et, en échange, elle en tira une jupe mauve, plus élégante, piquetée de fleurs. Et noua sous son menton un foulard imprimé. L’air vif de la montagne lui avait mis des couleurs aux joues et ses yeux pétillaient de curiosité. Elle n’avait jamais vu autant de monde autour d’elle. De tous côtés, le long du chemin, surgissaient des paysans montés à dos de mulets ou halant des charrettes. Hommes et femmes, vieillards et enfants se pressaient en une foule dense vers la rue principale, celle sans doute qui conduit à la grand-place. La ville bruissait d’une rumeur sourde, indéfinissable. Rumeur de fête ou d’inquiétude. Saveria, peu habituée à ce charivari, n’aurait su le dire. Des groupes se formaient qui discutaient du recensement, de la procédure à suivre, du temps que cela allait mettre pour se faire enregistrer. Avec cette queue qui n’en finissait pas, il y en avait pour la journée à devoir patienter. Les femmes surveillaient les enfants qui s’égaillaient sur la place en criant et en riant. Placides et résignés, les mains croisées dans le dos ou appuyées en avant sur leur canne, les vieillards papotaient, bouches édentées.
Au petit matin, tandis que Saveria s’occupait à sa toilette, Santu s’empressa d’aller préparer Manfarinu. Tout à la joie de retrouver son maître, l’âne agitait ses oreilles en signe de contentement. Le voilà de nouveau chargé de ses balluchons et du poids de Saveria qui prenait ses aises sur son échine. Tous trois reprirent la route d’un pas allègre. Ils eurent tôt fait de laisser derrière eux la ville et ses rumeurs, ses remparts et ses mystères. Ils ondulaient d’un pas régulier sur la route qui grimpait en lacets le long des premiers versants. Quelque chose avait changé dans le paysage. Il semble qu’en deux jours de temps le maquis s’était assombri. Les dernières bruyères effilochaient encore leurs minuscules grappes mauves qui moussaient en cascades le long des pentes. Manfarinu avançait à bon rythme. C’était déjà l’embranchement de Suarichju. Après, la route devenait plus étroite, qui serpente jusqu’à la bocca de Tartavellu. Á Suarichju, ils firent halte sous le grand chêne centenaire. Saveria quitta le dos de l’âne pour aller faire ses dévotions à la petite déesse mère qui trônait dans un sanctuaire de pierre badigeonné de bleu. La jeune femme, mains jointes sur la poitrine, implorait la « madone-de-la-croisée-des-chemins » de la prendre sous sa protection, de lui accorder une fin de grossesse sans embarras. Elle déposa au pied du sanctuaire un petit bouquet de scopa noué d’un ruban de couleur. Cela fait, tous trois reprirent leur marche en direction de la montagne.
Au lever du jour, ils furent réveillés par les jappements des chiens qui couraient dans la neige tout autour de la bergerie. Bati était dehors depuis longtemps déjà. Un chevreau était né dans la nuit et il avait fallu s’occuper de la mère et du petit. Les chèvres piétinaient dans un bêlement entêté, pressées d’aller courir le maquis. Bati libéra les bêtes de l’enclos, lança les chiens sur leur trace puis rejoignit la bergerie. Les cornes chantournées des boucs majestueux émergeaient de l’ondoyant troupeau. D’un revers de bonnet, Bati salua ses hôtes et leur souhaita bonne route. Demain, s’ils marchaient bon train, ils auraient rejoint les abords du Tretore. Et la grotte de l’Onda.
En fin d’après-midi, le paysage rêvé par Saveria était là, qui déroulait ses contours familiers sous ses yeux embués par le froid. Il était temps. Manfarinu, certain de reconnaître l’odeur de son étable, avait pressé le pas. Il sentait que Saveria, fourbue, avait besoin de repos. Il la sentait qui se contractait sous les secousses d’une douleur plus précise. Il savait qu’elle retenait ses plaintes, plaintes qu’elle étouffait dans son mouchoir. Une douleur aigue lui lacéra le bas des reins. L’enfant à naître n’était pas loin. La maison était là. La clé tourna dans la serrure de la porte. Santu aida la jeune femme à grimper jusqu’à sa chambre et à se hisser sur sa couche. Il prépara une bonne flambée, puis monta au village alerter Felicciola. La mamana, flanquée de zia Agata et de zia Assunta, emboîta le pas de Santu en direction de la casetta. Ensemble, ils empruntèrent les marches glissantes du carrughju qui conduisait jusqu’à la casetta aux volets bleus.
Empli de son bonheur tout neuf, Santu laissa les femmes entre elles. Assis à côté du fucone, il veillait. Derrière lui, dans l’étable, Manfarinu remuait, donnant du sabot dans la paille. Sans doute l’agitation inhabituelle de la maison l’avait-elle tenu en éveil ! Santu se rendit à l’étable pour vérifier si tout allait bien. Et puis, une petite visite nocturne ne devrait pas déplaire à Manfarinu qui se morfondait dans sa solitude. Santu s’approcha de son âne qui ne cessait de se frotter le dos contre les montants de sa mangeoire. Ce n’était pas dans son habitude. Santu, intrigué, lui redressa le menton afin de le regarder droit dans les yeux. Une étrange lueur baignait le regard de Manfarinu. Une lueur qui transperça Santu et le fit frissonner. Santu découvrit alors une chose étonnante. Aussi imprévisible qu’inconnue. Une croix, une croix noire. Imprimée sur le dos de l’âne. Tendue en travers de son pelage gris. Santu n’en revenait pas. Qui avait peint cette croix sur le dos de Manfarinu ? Le poil de Manfarinu, jusqu’alors uniformément gris, était bel et bien marqué d’une croix, une croix d’un noir soyeux. La branche principale partait de la queue, et se prolongeait en avant sur l’échine. Tandis que l’autre branche, transversale, plus courte, soulignait l’arrondi de l’omoplate. Santu avait beau s’acharner sur le poil de son âne et l’étriller d’une brosse vigoureuse, rien n’y faisait. Désormais, Manfarinu, marqué d’un sceau incompréhensible, rejoindrait l’univers des énigmes. Un faisceau de lumière vive filtrait par le finestrinu de l’étable et illuminait la stalla d’une clarté nouvelle. La croix noire de Manfarinu vibrait d’un éclat de diorite. Santu sortit dans la nuit. Son regard se perdit dans le vaste champ d’étoiles. Peut-être la réponse était-elle inscrite dans le ciel d’hiver ? L’étoile du berger scintillait dans le froid.