Nœuds de voies ferrées
Dans les livres anciens sur les voies ferrées,
on apprend que les rails demandaient toujours
des caresses pressantes et de la chair humaine.
Les cheminots perdaient la tête à l’appel des locomotives
entrant dans les gares grouillantes,
et se laissaient aussitôt enlever.
À la maison, leurs femmes sentaient les traverses de voie ferrée.
La nuit, sous les draps, étendues à leurs côtés,
elles cachaient, contre la cuisse, une ombre effilée,
comme une plume de merle.
Elles quémandaient des caresses et poussaient parfois
de longs cris déchirants dans leurs bras,
pour les habituer déjà aux chants rusés, sifflés, de mort,
de la locomotive.
Pour que leurs hommes, assoupis le jour,
ne puissent plus entendre son appel.
Pour les détacher enfin des traverses de la voie ferrée
et des autres caresses pressantes, siamoises,
qui séparent la tête du corps
et la chair de la chair.
Lorsqu’on feuillette les livres anciens sur les voies ferrées,
on entend parfois des sifflements, de longs cris
qui s’élèvent par-dessus les remblais,
qui flottent par-dessus les forêts et les villes.
On les entend comme s’ils venaient des cantons,
comme s’ils venaient des gares de triage,
comme s’ils prenaient garde à ne pas résonner
au travers d’une gare déserte.
Linda Maria Baros
Poème inédit pour Terres de femmes (D.R.)
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Ph., G.AdC